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La Ronde De Nuit

La Ronde De Nuit

Titel: La Ronde De Nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Modiano
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laissais contaminer. Cette maladie ? Un processus accéléré de vieillissement, une décomposition physique et morale comme le docteur l’avait prévu. Pourtant je n’ai pas le goût des situations morbides.
     
    Un petit village
    Un vieux clocher
     
    combleraient mes ambitions. Je me trouvais, malheureusement, dans une ville, sorte d’immense Luna-Park où le Khédive et Monsieur Philibert me ballottaient de stands de tir en montagnes russes, de Grand-Guignol en chenilles « Sirocco ». À la fin, je m’allongeais sur un banc. Je n’étais pas fait pour tout ça. Je n’avais jamais rien demandé à personne. On était venu me chercher.
    Quelques pas encore. À gauche, le théâtre des Ambassadeurs. On y donne La Ronde de nuit , une opérette bien oubliée. Il ne doit pas y avoir beaucoup de monde dans la salle. Une vieille dame, un vieux monsieur, deux ou trois touristes anglais. Je longe une pelouse, un dernier taillis. Place de la Concorde. Les réverbères me faisaient mal aux yeux. Je demeurais immobile, le souffle coupé. Au-dessus de moi, les chevaux de Marly se cabraient et de toutes leurs forces tentaient d’échapper à l’emprise des hommes. Ils auraient voulu s’élancer à travers la place. Une belle étendue, le seul endroit de Paris où l’on éprouve l’ivresse des grandes altitudes. Paysage de pierres et d’étincelles. Là-bas, du côté des Tuileries, l’Océan. J’étais sur la plage arrière d’un paquebot qui voguait vers le nord-ouest, emportant avec lui la Madeleine, l’Opéra, le palais Berlitz, l’église de la Trinité. Il sombrerait d’un instant à l’autre. Nous reposerions demain à cinq mille mètres de fond. Je ne craignais plus mes compagnons de bord. Rictus du baron de Lussatz ; regard cruel d’Odicharvi ; la perfidie des frères Chapochnikoff ; Frau Sultana faisant saillir la veine de son bras gauche à l’aide d’une courroie et s’injectant de l’héroïne ; Zieff, sa vulgarité, son chronomètre en or, ses mains grasses couvertes de bagues ; Ivanoff et ses séances de paneurythmie sexuélo-divine ; Costachesco, Jean-Farouk de Méthode, Rachid von Rosenheim parlant de leurs faillites frauduleuses ; et la cohorte des gangsters que le Khédive recrutait en qualité d’hommes de main : Armand le Fou, Jo Reocreux, Tony Breton, Vital-Léca, Robert le Pâle, Gouari, Danos, Codébo… D’ici quelque temps, tous ces ténébreux personnages seraient la proie des pieuvres, squales et murènes. Je partagerais leur sort. De plein gré. Cela m’était apparu très clairement une nuit où je traversais la place de la Concorde, les bras en croix. Mon ombre se projetait jusqu’au seuil de la rue Royale, ma main gauche atteignait le jardin des Champs-Elysées, ma main droite la rue Saint-Florentin. J’aurais pu me souvenir de Jésus-Christ mais je pensais à Judas Iscariote. On l’avait méconnu. Il fallait beaucoup d’humilité et de courage pour prendre à son compte toute l’ignominie des hommes. En mourir. Seul. Comme un grand. Judas, mon frère aîné. Nous étions l’un et l’autre d’un naturel méfiant. Nous n’espérions rien de nos semblables, ni de nous-mêmes, ni d’un sauveur éventuel. Aurais-je la force de suivre ton exemple jusqu’au bout ? Un chemin difficile. Il faisait de plus en plus noir mais mon emploi d’indic et de maître chanteur me familiarisait avec cette obscurité. Je consignais les mauvaises pensées de mes compagnons de bord, tous leurs crimes. Après quelques semaines de travail intensif avenue Niel, plus rien ne m’étonnait. Ils auraient beau inventer de nouvelles grimaces, c’était vraiment peine perdue. Je les regardais s’agiter sur le pont-promenade, le long des coursives et notais la moindre de leurs facéties. Travail inutile si l’on songe que l’eau envahissait déjà la cale. Bientôt le grand fumoir et le salon. Vu l’imminence du naufrage, les plus féroces parmi les passagers m’inspiraient de la compassion. Hitler lui-même, tout à l’heure, viendrait pleurer dans mes bras comme un enfant. Les Arcades de la rue de Rivoli. Il se passait quelque chose de grave. J’avais remarqué des files ininterrompues de voitures le long des boulevards extérieurs. On fuyait Paris. La guerre sans doute. Un cataclysme imprévu. Sortant de chez Hilditch and Key après avoir choisi une cravate, je considérai ce morceau d’étoffe que les hommes ajustent à leur col. Une cravate rayée bleu et blanc. Je

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