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La Ronde De Nuit

La Ronde De Nuit

Titel: La Ronde De Nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Modiano
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mêlaient des fleurs, des plumes et des dentelles) j’eus vraiment envie de rire. Les assassins profitaient du black-out. Vous ferez semblant de jouer leur jeu, m’avait dit le lieutenant, mais il savait bien qu’un jour ou l’autre je deviendrais leur complice. Alors pourquoi m’avait-il abandonné ? On ne laisse pas un enfant tout seul dans le noir. Les premiers temps, il en a peur, il s’y habitue et finit par oublier définitivement le soleil. Paris ne s’appellerait plus jamais la Ville Lumière, je portais une robe et un chapeau que m’aurait enviés Émilienne d’Alençon et je pensais à la légèreté, la nonchalance avec lesquelles je menais ma vie. Le Bien, la Justice, le Bonheur, la Liberté, le Progrès exigeaient beaucoup trop d’efforts et des esprits plus chimériques que le mien, n’est-ce pas ? Tout en faisant ces réflexions, je commençai à me maquiller. J’utilisai les fards de Madame de Bel-Respiro, du khôl et du serkis, ce rouge qui — paraît-il — rend à la peau des sultanes le velouté de la jeunesse. J’ai poussé la conscience professionnelle jusqu’à semer sur mon visage des grains de beauté en forme de cœur, de lune ou de comète. Et puis, pour passer le temps, j’ai attendu, jusqu’à l’aube, l’apocalypse.
    Cinq heures de l’après-midi. Du soleil, tombent sur la place de grandes nappes de silence. J’ai cru distinguer une ombre derrière la seule fenêtre dont les volets ne soient pas clos. Qui habite encore au 3 bis ? Je sonne. Quelqu’un descend les escaliers. On entrouvre. Une vieille femme. Elle me demande ce que je veux. Visiter la maison. Elle me répond d’une voix sèche que c’est impossible en l’absence des propriétaires. Puis referme la porte. Elle m’observe maintenant, le front collé au carreau.
    Avenue Henri-Martin. Les premières allées du Bois de Boulogne. Poussons jusqu’au lac Inférieur. J’allais souvent dans l’île en compagnie de Coco Lacour et d’Esmeralda. Dès cette époque je poursuivais mon idéal : considérer de loin — du plus loin possible — les hommes, leur agitation, leurs féroces manigances. L’île me semblait un endroit approprié avec ses pelouses et son kiosque chinois. Quelques pas encore. Le Pré Catelan. Nous y étions venus la nuit où j’ai dénoncé tous les membres du réseau. Ou bien était-ce à la Grande Cascade ? L’orchestre jouait une valse créole. Le vieux monsieur et la vieille dame à la table voisine de la nôtre… Esmeralda buvait une grenadine, Coco Lacour fumait son cigare… Bientôt le Khédive et Philibert me harcèleraient de questions. Une ronde autour de moi, de plus en plus rapide, de plus en plus bruyante, et je finirai par céder pour qu’ils me laissent tranquille. En attendant, je profitais de ces minutes de trêve. Il souriait. Elle faisait des bulles avec sa paille… je les revois comme sur un daguerréotype. Le temps a passé. Si je n’écrivais pas leur nom : Coco Lacour, Esmeralda, il n’y aurait aucune trace de leur séjour en ce monde.
    Un peu plus loin, à l’ouest, la Grande Cascade. Nous n’allions jamais au-delà : des sentinelles gardaient le pont de Suresnes. Il doit s’agir d’un mauvais rêve. Tout est si calme maintenant, le long de l’allée du bord de l’eau. D’une péniche quelqu’un m’a salué en agitant le bras… Je me rappelle ma tristesse quand nous nous aventurions jusqu’ici. Impossible de traverser la Seine. Il fallait retourner à l’intérieur du Bois. Je comprenais que nous étions l’objet d’une chasse à courre et qu’ils finiraient par nous débusquer. Les trains ne marchaient pas. Dommage. J’aurais voulu les semer une fois pour toutes. Gagner Lausanne, en pays neutre. Nous nous promenons, Coco Lacour, Esmeralda et moi, le long du lac Léman. À Lausanne, nous ne craignons plus rien. C’est la fin d’un bel après-midi d’été, comme aujourd’hui. Boulevard de la Seine. Avenue de Neuilly. La Porte Maillot. Après avoir quitté le Bois, nous nous arrêtions quelquefois à Luna-Park. Coco Lacour aimait les jeux de balles et la galerie des glaces déformantes. Nous montions dans la chenille « Sirocco » qui tournait de plus en plus vite. Les rires, la musique. Un stand avec cette inscription en lettres lumineuses : «  L ’ ASSASSINAT DE LA PRINCESSE DE LAMBALLE . » On y voyait une femme allongée. Au-dessus du lit, une cible rouge que les amateurs s’efforçaient d’atteindre à coups de

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