La Ronde De Nuit
Pierre-Charron (nous y allions souvent ma mère et moi. On refusait de nous prendre nos bijoux en toc) que j’ai décidé une fois pour toutes que la pauvreté m’emmerdait. On pensera que je manque d’idéal. J’avais au départ une grande fraîcheur d’âme. Cela se perd, en cours de route. Place de l’Étoile. Neuf heures du soir. Les réverbères des Champs-Élysées étincellent comme autrefois. Ils n’ont pas tenu leurs promesses. Cette avenue qui semble de loin si majestueuse est l’un des endroits les plus vils de Paris. Claridge/Fouquet’s, Hungaria, Lido, Embassy, Butterfly… à chaque étape, je faisais de nouvelles rencontres : Costachesco, le baron de Lussatz, Odicharvi, Hayakawa, Lionel de Zieff, Pols de Helder… Rastas, avorteurs, chevaliers d’industrie, journalistes véreux, avocats et comptables marrons qui gravitaient autour du Khédive et de Monsieur Philibert. À quoi venait s’ajouter un bataillon de demi-mondaines, danseuses de genre, morphinomanes… Frau Sultana, Simone Bouquereau, la baronne Lydia Stahl, Violette Morris, Magda d’Andurian… Mes deux patrons m’introduisaient dans ce monde interlope. Champs Élysées. On appelait ainsi le séjour des ombres vertueuses et héroïques. Alors je me demande pourquoi l’avenue où je me trouve porte ce nom-là. J’y vois des ombres mais ce sont celles de Monsieur Philibert, du Khédive et de leurs acolytes. Voici sortant du Claridge , bras dessus, bras dessous, Joanovici et le comte de Cagliostro. Ils portent des costumes blancs et des chevalières en platine. Le jeune homme timide qui traverse la rue Lord-Byron s’appelle Eugène Weidmann. Immobile devant le Pam-Pam, Thérèse de Païva, la plus belle putain du Second Empire. À l’angle de la rue Marbeuf, le docteur Petiot m’a souri. Terrasse du Colisée : quelques trafiquants de marché noir sablent le Champagne. Parmi eux le comte Baruzzi, les frères Chapochnikoff, Rachid von Rosenheim, Jean-Farouk de Méthode, Otto da Silva, tant d’autres… Si je parviens au Rond-Point j’échapperai peut-être à ces fantômes. Vite. Le silence et les feuillages du jardin des Champs-Élysées. Je m’y attardais souvent. Après avoir fréquenté tout l’après-midi les bars de l’avenue pour des motifs professionnels (rendez-vous « d’affaires » avec les personnages énumérés plus haut), je descendais vers ce jardin en quête d’un peu d’air pur. Je m’asseyais sur un banc, essoufflé. Les poches pleines de billets de banque. Vingt mille. Quelquefois cent mille francs.
Notre agence était — sinon approuvée — du moins tolérée par la Préfecture de police : nous lui fournissions les renseignements qu’elle nous demandait. Nous exercions d’autre part un racket sur les personnages énumérés plus haut. Ils croyaient ainsi s’assurer notre silence et notre protection, Monsieur Philibert entretenant des rapports suivis avec ses anciens collègues, les inspecteurs Rothé, David, Jalby, Jurgens, Santoni, Permilleux, Sadowsky, François et Detmar. Quant à moi, l’un de mes rôles était précisément de rassembler l’argent du racket. Vingt mille. Quelquefois cent mille francs. La journée avait été rude. Palabres à n’en plus finir. Je revoyais leurs visages : olivâtres, gras, des gueules d’anthropométrie. Certains s’étaient montrés récalcitrants et j’avais dû — moi si timide, si sentimental de nature — élever le ton, leur déclarer que j’allais immédiatement quai des Orfèvres s’ils ne payaient pas. Je leur parlais des petites fiches que mes patrons me chargeaient de tenir à jour et sur lesquelles étaient mentionnés leurs noms à tous et leur curriculum vitae . Pas très brillantes, ces petites fiches. Ils sortaient leurs portefeuilles en me traitant de « donneuse ». Ce qualificatif me faisait de la peine.
Je me retrouvais seul sur le banc. Il y a des endroits qui incitent à la méditation. Les squares par exemple, principautés perdues dans Paris, oasis malingres au milieu du vacarme et de la dureté des hommes. Les Tuileries. Le Luxembourg. Le Bois de Boulogne. Mais je n’ai jamais tant réfléchi qu’au jardin des Champs-Élysées. Quelle était au juste ma raison sociale ? Maître chanteur ? Indic de police ? Je comptais les billets de banque et prélevais mes dix pour cent. J’irai chez Lachaume commander un buisson de roses rouges. Choisir deux ou trois bagues chez Ostertag. Puis chez Piguet, Lelong et
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