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La Ronde De Nuit

La Ronde De Nuit

Titel: La Ronde De Nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Modiano
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revolver. Chaque fois qu’ils faisaient mouche, le lit basculait et la femme tombait en criant. D’autres attractions sanglantes. Tout cela n’était guère de notre âge et nous avions peur comme trois enfants qu’on abandonne au milieu d’une fête infernale. De tant de frénésie, tumulte, violences, que reste-t-il ? Une esplanade vide en bordure du boulevard Gouvion-Saint-Cyr. Je connais le quartier. J’y habitais jadis. Place des Acacias. Une chambre au sixième étage. En ce temps-là, tout allait pour le mieux : j’avais dix-huit ans et je touchais, grâce à de faux papiers, une retraite de la marine. Personne apparemment ne me voulait de mal. Très peu de contacts humains : ma mère, quelques chiens, deux ou trois vieillards et Lili Marlene. Des après-midi passés à lire ou à me promener. La pétulance des gens de mon âge m’étonnait. Ils couraient au-devant de la vie, ces garçons. Les yeux brillants. Moi, je me disais qu’il valait mieux ne pas se faire remarquer. Une extrême modestie. Des complets aux couleurs neutres. Telle était mon opinion. Place Pereire. Le soir, pendant la belle saison, je m’asseyais à la terrasse du Royal-Villiers. Quelqu’un qui occupait la table voisine de la mienne m’a souri. Cigarette ? Il m’a tendu un paquet de Khédives, et nous avons engagé la conversation. Il dirigeait une agence de police privée, avec un ami. Tous deux m’ont proposé d’entrer à leur service. Mon œil candide et mes manières de bon jeune homme leur avaient plu. Je me suis occupé des filatures. Par la suite, ils m’ont fait travailler sérieusement : enquêtes, recherches en tous genres, missions confidentielles. Je disposais d’un bureau pour moi tout seul au siège de l’agence, 177, avenue Niel. Mes patrons n’avaient rien de recommandable : Henri Normand, surnommé « Le Khédive » (à cause des cigarettes qu’il fumait), était un ancien repris de justice ; Pierre Philibert, un inspecteur principal révoqué. Je m’aperçus qu’ils me chargeaient de besognes « peu conformes à la morale ». Pourtant, pas une minute ne me vint à l’esprit d’abandonner cet emploi. Dans mon bureau de l’avenue Niel je prenais conscience de mes responsabilités : en premier lieu assurer le confort matériel de maman qui se trouvait fort démunie. Je regrettais d’avoir négligé jusque-là mon rôle de soutien de famille mais, maintenant que je travaillais et touchais de gros salaires, je serais un fils irréprochable.
    Avenue de Wagram. Place des Ternes. À ma gauche la brasserie Lorraine où je lui avais donné rendez-vous. Il était victime d’un chantage et comptait sur notre agence pour le tirer de cette situation. Ses yeux de myope. Ses mains tremblaient. Il me demanda en bredouillant si j’avais « les papiers ». Je lui ai répondu oui d’une voix très douce, mais qu’il devait me donner 20 000 francs. Cash. Ensuite, on verrait. Nous nous sommes retrouvés le lendemain, au même endroit. Il m’a tendu une enveloppe. Le compte y était. Au lieu de lui remettre « les papiers », je me levai et déguerpis. On hésite à employer de tels procédés ; et puis on s’y habitue. Mes patrons me donnaient une commission de dix pour cent quand je traitais ce genre d’affaires. Le soir, j’apportais à maman des tombereaux d’orchidées. Elle s’inquiétait de me voir si riche. Peut-être devinait-elle que je gâchais ma jeunesse pour quelques billets de banque. Elle ne m’a jamais questionné là-dessus.
     
    Le temps passe très vite,
    et tes années vous quittent.
    Un jour, on est un grand garçon…
     
    J’aurais préféré me consacrer à une cause plus noble que cette pseudo-agence de police privée. La médecine m’aurait plu, mais les blessures, la vue du sang m’indisposent. Par contre, je supporte très bien la laideur morale. D’un naturel méfiant, j’ai l’habitude de considérer les gens et les choses par leur mauvais côté pour n’être pas pris au dépourvu. Je me sentais donc parfaitement à l’aise avenue Niel où l’on ne parlait que de chantages, abus de confiance, vols, escroqueries, trafics de toute espèce et où nous recevions des clients qui appartenaient à une humanité fangeuse. (Sur ce dernier chapitre, mes patrons n’avaient rien à leur envier.) Un seul élément positif : je gagnais, comme je l’ai déjà dit, de gros salaires. J’y attache de l’importance. C’est au mont-de-piété de la rue

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