La Sorcière
avançait, aveugle, les bras ouverts... Il recule, frémit ; mais il a beau fuir ; la furie du sang persiste, la chair se dévore elle-même en titillations cuisantes, et plus cuisant au dedans sévit le charbon de feu, irrité par le désespoir.
Quel remède l'Europe chrétienne trouve-t-elle à ce double mal ? La mort, la captivité : rien de plus. Quand le célibat amer, l'amour sans espoir, la passion aiguë, irritée, t'amène à l'état morbide ; quand ton sang se décompose, descends dans la in pace , ou fais ta hutte au désert. Tu vivras la clochette en main pour que l'on fuie devant loi. « Nul être humain ne doit te voir : tu n'auras nulle consolation. Si tu approches, la mort ! »
La lèpre est le dernier degré et l'apogée du fléau ; mais mille autres maux cruels moins hideux sévirent partout. Les plus pures et les plus belles furent frappées de tristes fleurs qu'on regardait comme le péché visible, ou le châtiment de Dieu. On fit alors ce que l'amour de la vie n'eût pas fait faire ; on transgressa les défenses ; on déserta la vieille médecine sacrée et l'inutile bénitier. On alla à la sorcière. D'habitude, et de crainte aussi, on fréquentait toujours l'Église ; mais la vraie Église dès lors fut chez elle, sur la lande, dans la forêt, au désert. C'est là qu'on portait ses vœux.
Vœu de guérir, vœu de jouir. Aux premiers bouillonnements qui ensauvageaient le sang, en grand secret, aux heures douteuses, on allait à la sibylle : « Que ferai-je ? et que sens-je en moi ?... Je brûle, donnez-moi des calmants... Je brûle, donnez-moi ce qui fait mon intolérable désir. »
Démarche hardie et coupable qu'on se reproche le soir. Il faut bien qu'elle soit pressante, cette fatalité nouvelle, qu'il soit bien cuisant ce feu, que tous les saints soient impuissants. Mais, quoi ! le procès du Temple, le procès de Boniface, ont dévoilé la Sodome qui se cachait sous l'autel. Un pape sorcier, ami du diable et emporté par le diable, cela change toutes les pensées. Est-ce sans l'aide du démon que le pape qui n'est plus à Rome , dans son Avignon, Jean XXII, fils d'un cordonnier de Cahors, a pu amasser plus d'or que l'empereur et tous les rois ? Tel le pape, et tel l'évêque. Guichard, l'évêque de Troyes, n'a-t-il pas obtenu du diable la mort des filles du roi ?... Nous ne demandons nulle mort, nous, mais de douces choses : vie, santé, beauté, plaisir... Choses de Dieu, que Dieu nous refuse... Que faire ? Si nous les avions de la grâce du Prince du monde ?
Le grand et puissant docteur de la Renaissance, Paracelse, en brûlant les livres savants de toute l'ancienne médecine, les latins, les juifs, les arabes, déclare n'avoir rien appris que de la médecine populaire, des bonnes femmes 32. , des bergers et des bourreaux ; ceux-ci étaient souvent d'habiles chirurgiens (rebouteurs d'os cassés, démis), et de bons vétérinaires.
Je ne doute pas que son livre admirable et plein de génie sur les Maladies des femmes , le premier qu'on ait écrit sur ce grand sujet, si profond, si attendrissant, ne soit sorti spécialement de l'expérience des femmes même, de celles à qui les autres demandaient secours : j'entends par là les sorcières qui, partout, étaient sages-femmes. Jamais, dans ces temps, la femme n'eût admis un médecin mâle, ne se fût confiée à lui, ne lui eût dit ses secrets. Les sorcières observaient seules, et furent, pour la femme surtout, le seul et unique médecin.
Ce que nous savons le mieux de leur médecine, c'est qu'elles employaient beaucoup, pour les usages les plus divers, pour calmer, pour stimuler, une grande famille de plantes, équivoques, fort dangereuses, qui rendirent les plus grands services. On les nomme avec raison : les Consolantes (Solanées) 33. .
Famille immense et populaire, dont la plupart des espèces sont surabondantes, sous nos pieds, aux haies, partout. Famille tellement nombreuse, qu'un seul de ses genres a huit cents espèces 34. . Rien de plus facile à trouver, rien de plus vulgaire. Mais ces plantes sont la plupart d'un emploi fort hasardeux. Il a fallu de l'audace pour en préciser les doses, l'audace peut-être du génie.
Prenons par en bas l'échelle ascendante de leurs énergies 35. . Les premières sont tout simplement potagères et bonnes à manger (les aubergines, les tomates, mal appelées pommes d'amour). D'autres de ces innocentes sont le calme et la douceur même, les
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