La Sorcière
l' Héritière , la Grisé lidis , c'est uniquement la première qui a ses chevaliers servants, qui préside aux cours d'amours, qui favorise les amants les plus humbles, les encourage, qui rend (comme Éléonore) la fameuse décision, devenue classique en ces temps : « Nul amour possible entre époux. »
De là un espoir secret, mais ardent, mais violent, commence en plus d'un jeune cœur. Dût-il se donner au diable, il se lancera tête baissée vers cet aventureux amour. Dans ce château si bien fermé, une belle porte s'ouvre à Satan. A un jeu si périlleux, entrevoit-on quelque chance ? Non, répondrait la sagesse. Mais si Satan disait : « Oui » ?
Il faut bien se rappeler combien, entre nobles même, l'orgueil féodal mettait de distance. Les mots trompent. Il y a loin du chevalier au chevalier .
Le chevalier banneret , le seigneur qui menait au roi toute une armée de vassaux, voyait à sa longue table, avec le plus parfait mépris, les pauvres chevaliers sans terre (mortelle injure du moyen âge, comme on le sait par Jean sans terre ). Combien plus les simples varlets, écuyers, pages, etc., qu'il nourrissait de ses restes ! Assis au bas bout de la table, tout près de la porte, ils grattaient les plats que les personnages d'en haut, assis au foyer, leur envoyaient souvent vides. Il ne tombait pas dans l'esprit du haut seigneur que ceux d'en bas fussent assez osés pour élever leurs regards jusqu'à leur belle maîtresse, jusqu'à la fière héritière du fief, siégeant près de sa mère « sous un chapel de roses blanches ». Tandis qu'il souffrait à merveille l'amour de quelque étranger, chevalier déclaré de la dame, portant ses couleurs, il eût puni cruellement l'audace d'un de ses serviteurs qui aurait visé si haut. C'est le sens de la jalousie furieuse du sire du Fayel, mortellement irrité, non de ce que sa femme avait un amant, mais de ce que cet amant était un de ses domestiques, le châtelain (simple gardien) de son château de Coucy 40. .
Plus l'abime était profond, infranchissable, ce semble, entre la dame du fief, la grande héritière, et cet écuyer, ce page, qui n'avait que sa chemise et pas même son habit qu'il recevait du seigneur, — plus la tentation d'amour était forte de sauter l'abime.
Le jeune homme s'exaltait par l'impossible. Enfin, un jour qu'il pouvait sortir du donjon, il courait à la sorcière et lui demandait un conseil. Un philtre suffirait-il, un charme qui fascinât ? Et si cela ne suffisait, fallait-il un pacte exprès ? Il n'eût point du tout reculé devant la terrible idée de se donner à Satan. — « On y songera, jeune homme. Mais remonte. Déjà tu verras que quelque chose est changé. »
Ce qui est changé, c'est lui. Je ne sais quel espoir le trouble ; son œil, baissé, plus profond, creusé d'une flamme inquiète, la laisse échapper malgré lui. Quelqu'un (on devine bien qui) le voit avant tout le monde, est touchée, lui jette au passage quelque mol compatissant... O délire ! ô bon Satan ! charmante, adorable sorcière !...
Il ne peut manger ni dormir qu'il n'aille la revoir encore. Il baise sa main avec respect et se met près-que à ses pieds. Que la sorcière lui demande, lui commande ce qu'elle veut, il obéira. Voulût-elle sa chaîne d'or, voulût-elle l'anneau qu'il a au doigt (de sa mère mourante), il les donnerait à l'instant. Mais d'elle-même malicieuse, haineuse pour le baron, elle trouve une grande douceur à lui porter un coup secret.
Un trouble vague déjà est au château. Un orage muet, sans éclair ni foudre, y couve, comme une vapeur électrique sur un marais. Silence, profond silence. Mais la dame est agitée. Elle soupçonne qu'une puissance surnaturelle a agi. Car enfin pourquoi celui-ci, plus qu'un autre qui est plus beau, plus noble, illustre déjà par des exploits renommés ? Il y a quelque chose là-dessous. Lui a-t-il jeté un sort ? A-t-il employé un charme ?.... Plus elle se demande cela, et plus son cœur est troublé.
La malice de la sorcière a de quoi se satisfaire. Elle régnait dans le village. Mais le château vient à elle, se livre, et par le côté où son orgueil risque le plus. L'intérêt d'un tel amour, pour nous, c'est l'élan d'un cœur vers son idéal, contre la barrière sociale, contre l'injustice du sort. Pour la sorcière, c'est le plaisir, âpre, profond, de rabaisser la haute dame et de s'en venger peut-être, le plaisir de rendre au seigneur ce
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