La Trahison Des Ombres
robe. Comment pourrait-elle en
parler à quelqu’un comme Adela ? Cela prêterait seulement à rire. Le
sourire d’Elizabeth disparut. Elle ne révélerait pas comment le message avait
été délivré ni, plus important, qui en était l’auteur ; la curiosité n’en
serait que plus vive.
Elle prit le tournant et se mit à courir. Elle
restait dans l’ombre. Elle savait quels chemins emprunter pour n’être ni vue ni
accostée. Après tout, quand elle rentrerait chez elle, elle n’aurait
certainement nulle envie d’être interrogée. Elizabeth avait grandi à Melford.
Elle en connaissait coins et recoins. Elle passa près de l’église et aperçut
Maître Burghesh qui creusait une tombe dans le cimetière. Elle poursuivit sa
course. Il ne l’avait sans doute pas vue. Seuls le père Grimstone et ce
cimetière lugubre l’intéressaient. Elle fit une pause pour reprendre haleine.
Le clocher et les stèles la mettaient un peu mal à l’aise : ils évoquaient
le souvenir de la pauvre Johanna, si cruellement assassinée près de Brackham
Mere. Johanna avait toujours été plus aventureuse : elle partait souvent
dans la campagne pour cueillir des fleurs, du moins c’est ce qu’elle disait.
Mais là c’était différent. Deux personnes savaient où elle, Elizabeth, se
rendait : le messager et l’expéditeur.
Elle fit danser sa chevelure et, bien décidée,
reprit sa route. Elle traversa un fossé, se glissa à travers une haie puis s’immobilisa
un instant. Elle devait être en avance. Elle avait vu l’heure à la grande chandelle
des heures [3] abritée sur la place du marché ; elle devait donc attendre un peu. Elle
observa le ciel. Avoir un admirateur, un admirateur secret qui avait payé pour
la rencontrer ! C’était si agréable d’être dehors, sous le ciel de Dieu,
loin du marché animé et de l’atmosphère renfermée et plutôt oppressante de sa
famille, avec mère lui ordonnant de faire ceci et cela...
Elizabeth fixa le bosquet qui se dressait au
sommet de la colline aux pentes douces. Les adultes connaissaient-ils l’amour ?
Son père ne savait parler que de la mort de Molkyn et de la cervelle de
Thorkle. Elizabeth n’avait jamais apprécié ni l’un ni l’autre, surtout pas
Molkyn – et sa pauvre fille, comment s’appelait-elle déjà ? Ah oui,
Margaret, toujours silencieuse, toujours repliée sur elle-même. Que
voulez-vous...
Elle s’avança dans l’herbe. Elle lança un regard
à droite : il lui sembla avoir vu bouger sous les arbres, au loin. Y
avait-il quelqu’un ? Peut-être un berger ou son valet ? Elizabeth
frissonna ; le temps était sans doute en train de changer. Elle aurait
aimé avoir pris un châle ou une mante.
Elle s’enfonça dans le bois. L’endroit lui
plaisait. Elle avait l’habitude d’y venir quand elle était enfant et qu’elle
jouait à être une reine ou une jeune fille captive d’un dragon. Elle se fraya
un chemin dans l’herbe froide et humide et s’assit au bord de la petite
clairière, sur le rocher même qu’elle transfigurait à l’époque en trône ou
château du monstre. Le silence était absolu. Pour la première fois depuis que
cette aventure avait commencé, la conscience d’Elizabeth lui reprocha de
tromper ses parents. Son bonheur était mêlé de culpabilité et d’une légère
crainte. L’endroit était si désert – on n’entendait que les cris distants
des oiseaux et le vague bruissement des fougères. Elizabeth ferma les yeux et
pinça les lèvres.
« Je n’attendrai qu’un petit moment »,
se jura-t-elle.
Le temps passait. Elle se frotta les bras et
tapa des pieds. Elle aurait dû venir avec plus de discrétion, modérer ses
gestes quand elle avait traversé le champ. Son admirateur secret avait
peut-être vu quelqu’un d’autre et avait pris peur ? À Melford ragots et
commérages, sans parler des quolibets, pouvaient causer bien des ravages. Elle
aurait dû prendre par Falmer Lane et passer par la haie de Devil’s Oak.
Elle ouït du bruit derrière elle, le craquement
d’un rameau. Elle se retourna, bouche ouverte pour crier. Une silhouette
hideuse et masquée se tenait juste dans son dos : le garrot s’enroula d’un
coup autour de sa gorge et ce furent les derniers instants d’Elizabeth, la
fille du charron.
CHAPITRE II
Dans le bourg royal de Melford, les châtiments
attiraient grand concours de peuple, bien davantage même qu’une flétrissure au
fer rouge au carrefour ou une foire
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