La Volte Des Vertugadins
les passions, les volontés et la cassette de la Reine, la Duchesse de
Guise et la Princesse de Conti étaient tenues à la cour pour les plus proches
des amies françaises de la Reine, et ni la mère ni la fille n’avaient
assurément intérêt à perdre les infinis avantages qui découlaient de cette
position.
Cette considération dut faciliter la tâche de mon père, car
à peine avais-je transmis à Monsieur de Réchignevoisin le commandement du Roi
que je le vis à mes côtés.
— Il semblerait, dit-il, que Réchignevoisin ne puisse
faire incontinent votre annonce. Il cherche quelques musiciens qui se sont
égarés du côté du buffet. Eh bien, cela vous donne le temps. Avec qui
danserez-vous ce passe-pied ? Avez-vous fait votre choix ?
— Je l’eusse fait, dis-je, s’il ne m’avait pas paru
inaccessible.
— Dites toujours.
— La Baronne de Saint-Luc.
— Ah ! dit-il. C’est donc aux beautés touchantes
que s’adressent vos feux.
— Mon père, qu’est-ce donc qu’une beauté
touchante ?
— C’est une beauté fine en laquelle rien ne pèse, tant
pour ce qui est de l’âme que de sa corporelle enveloppe : des traits
ciselés, des yeux azuréens, une bouche suave, des cheveux vaporeux et je ne
sais quoi de doux et de tendre qui se sent dans la voix et s’observe dans les
conduites. Ah ! Certes ! Les contrefaçons ne manquent pas ! Vous
rencontrerez en ce monde de certaines péronnelles qui se donnent l’air de n’y
pas toucher, et font si bien les renchéries et les pimpésouées [25] qu’on croirait que le beurre ne leur
fond pas dans la bouche. Ne vous y frottez pas ! Ce sont démons en
cotillon ! À tout le moins, de vulgaires verroteries de Bazar au regard
desquelles la Baronne de Saint-Luc scintille comme un pur diamant. Ses vertus
sont si peu disputées que la plus noire médisance de cour n’a jamais osé
l’effleurer. Et j’ai souvent rêvé qu’elle était un radieux petit ange tout
exprès descendu parmi nous pour nous faire honte d’être des hommes.
— Mon père, vous chantez si bien ses louanges que vous
devriez l’inviter vous-même.
— Non ! Non ! Elle est bien plus proche de
votre âge que du mien ! Et, ajouta-t-il en baissant la voix, que dirait
Madame de Guise, si elle me voyait lui donner la main ?
— Quoi ? Serait-elle jalouse d’une vertu aussi
confirmée ?
— Elle le serait de la Vierge Marie, si elle me voyait
la prier trop souvent…
Là-dessus il rit et, me prenant par le bras, traversa la
salle pour me présenter à l’objet de tant d’éloges, qui, rien qu’à observer mon
mutisme et mes yeux éblouis, m’avait deviné et eut l’exquise gentillesse de
m’inviter elle-même au passe-pied. Mon cœur me battit à rompre et j’eus
l’impression de courir en plein azur sur un nuage doré par le soleil. En bref,
je planais dans les airs mais comme rien en ce monde n’est parfait, je ne fus
dans le ravissement – je dirai plus loin pourquoi – que pendant la
première partie de la danse…
Le pas de celle-ci est très particulier et fort gracieux,
s’il est bien exécuté. Il ne faut pas détacher le pied du sol, mais l’avancer
ou le reculer en glissant, à condition que ce glissement se fasse de telle
sorte sur le parquet qu’on n’entende pas de bruit. C’est une danse feutrée,
légère et aussi agréable à voir qu’à danser, pour la raison que les cavaliers
doivent tous en même temps, et à plusieurs reprises, ôter et remettre leur
chapeau, ce qui, avec la flexibilité des plumes qui les couronnent, et dont les
couleurs sont d’une infinie variété, produit sous les lustres qui les éclairent
un chatoiement et une ondulation qui paraissent remplir la salle d’un bout à
l’autre. L’œil est si vivement flatté par ce spectacle et la musique si douce,
que même ceux qui font tapisserie sur les tabourets des murs se taisent, ce qui
ajoute fort à la suavité de la danse. On l’appelle le passe-pied, mais
on devrait l’appeler le branle de l’arc-en-ciel ou encore le pas des chats,
tant on doit y aller à patte de velours.
Je dois dire que si ce passe-pied me donna en sa
première partie un avant-goût du paradis, c’est que je le dansais, comme avait
si bien dit mon père, avec un ange du ciel dont la légèreté, la grâce, le fin
visage et les yeux candides m’inspiraient un sentiment si proche de la
vénération qu’il ne laissait aucune place à de plus terrestres
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