La Volte Des Vertugadins
tout le rebut de la
capitale s’étaient donné rendez-vous dans ces masures où, à ce que disait mon
père, même le lieutenant de police et ses archers n’auraient pas osé mettre le
pied. Mais dès qu’on eut dépassé ces chapelets de logis branlants et noircis et
que la campagne à droite et à gauche du fleuve commença à paraître, je me levai
de ma place et je courus me poster à la proue de la gabarre pour n’en rien
perdre. Je sentis alors que mes yeux se remplissaient du plaisir de voir et que
mes poumons se dilataient d’aise pour laisser entrer un air d’une bien autre
qualité que celui, à peine supportable, qui nous accablait à Paris. Même dans
ma rue, pourtant si proche du Louvre, le fait de respirer devenait, à certaines
heures, une véritable corvée, alors que là où je me tenais, c’était, à chaque
inspiration, un nouveau bonheur, tant l’air était pur, léger et savoureux.
Mon père et le Chevalier ne tardèrent pas à venir me
rejoindre à la proue, ce que voyant le batelier qui y était couché, il nous
pria, dans un français un peu guttural, de nous mettre sur le côté, pour ne pas
gêner les signaux qu’il faisait au timonier. Il ne fallut pas plus de cinq minutes
pour que les ignobles faubourgs Saint-Germain laissassent place à des cultures
maraîchères tirées au cordeau, à de jolis bois, à des pâturages si verts qu’on
enviait les troupeaux qui s’y vautraient, à des vignes en grand nombre sur les
coteaux exposés au midi et, ce qui me ravit plus que tout, à des dizaines de
moulins dont les ailes de toile, souvent multicolores, tournaient à la brise du
matin.
De place en place, s’élevaient, en général sur des hauteurs,
de petits villages et entre ceux-ci, au bord de l’eau, des auberges construites
toutes de guingois, que pour cette raison, me dit le Chevalier, on appelait des
guinguettes. Le petit peuple parisien y venait à pied le dimanche pour boire,
danser et jouer au palet. Mais il y avait aussi, un peu plus haut sur le
coteau, de belles maisons de plaisance, lesquelles appartenaient, me dit-il, à
des bourgeois bien garnis de la capitale, qui y venaient tous les dimanches
goûter l’ombre et le frais.
— Et la noblesse ? dis-je.
— La noblesse, dit La Surie, a ses châteaux dans les
provinces, et ne s’y rend que pour tirer de l’argent de ses terres et revenir
le dépenser à la cour – à l’exception, bien sûr, de Monsieur votre père et
de moi-même qui avons une autre conception du ménagement de nos biens.
— Monsieur mon père, dis-je, est-ce de votre Seigneurie
du Chêne Rogneux que vous tirez votre revenu ?
— Pas uniquement. Je possède en Paris deux beaux hôtels
que je loue à des personnes de qualité. L’un, 2400 livres par an et
l’autre, 3000. Cependant, je n’apparais pas dans ces transactions.
— Pourquoi, Monsieur mon père ?
— Elles seraient jugées déshonorantes par la plupart
des nobles de la cour. Quand ils sont à court d’argent, ils préfèrent vendre
leurs terres, aliéner les revenus de leurs charges, se défaire de leur argenterie
ou mendier des aumônes au Roi.
Mon père ajouta avec un sourire :
— Monsieur de La Surie est encore plus sage que moi. Il
ne dépense que la moitié de son revenu et prête l’autre moitié à un Juif.
— Comment cela ? dis-je, béant.
— Le Juif prête à son tour cet argent à un taux plus
élevé que l’intérêt qu’il verse au Chevalier.
— Et pourquoi le Chevalier ne prête-t-il pas lui-même à
ce taux plus élevé ?
— Le prêt de l’argent avec intérêt est interdit aux
chrétiens. Mais l’interdiction ne s’étend pas aux Juifs.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils ne sont pas chrétiens.
— Mais, dis-je, n’est-ce pas là un grand privilège que
l’on reconnaît aux Juifs ?
Le Chevalier et mon père échangèrent un regard et un
sourire.
— En effet. C’est un grand privilège, bien qu’il leur
soit accordé avec le dernier mépris. Mais je suis prêt à gager que les Juifs
s’en moquent, et qu’en leur for, ils tiennent les chrétiens, dans ce domaine,
pour les plus sottes gens du monde.
À cet instant, le visage de mon père, de souriant et gai
qu’il était, devint sombre.
— Vous voyez, dit-il d’une voix changée, ce village sur
la hauteur à notre droite ? Comment le trouvez-vous ?
— Très paisible par ce beau matin.
— Il s’appelle Chaillot. Et s’il est paisible,
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