L'absent
scène des petits morceaux de notre passé.
— Pourquoi ?
— D’abord par goût, ensuite par curiosité, enfin pour
transmettre ce que je crois avoir compris, à ma mesure. C’est la version
européenne du culte des ancêtres. Je me sens assez proche de ces villageois
d’Indonésie, dans certaines îles, qui se relaient jour et nuit pour garder les
effigies en bois de leurs morts, menacées par des antiquaires pilleurs de
tombes. Les ancêtres font partie de nos vies, comme en Asie, comme dans la Rome
des Césars.
— Reprenons en détail. Vous avez dit par goût…
— Dans les années cinquante, les enfants
baignaient dans l’Histoire. Les hebdomadaires de bédé, qu’on nommait illustrés, nous enseignaient chaque semaine. Grâce aux journaux Tintin et Spirou, à sept ans nous étions familiers de Surcouf, de Vauban, de la guerre des
Boxers ou de Marco Polo. Samarcande, Babylone, Delphes, Shangaï, nous
connaissions. L’Oncle Paul ou Alix prolongeaient nos cours de
latin. J’ai appris à ce moment le nom des sept collines de Rome, que je
n’arrive pas à oublier… Et puis les livres, Salammbô, Dumas.
— Dumas. Parfait ! Son cycle des Mousquetaires,
voilà bien le roman historique à l’état pur !
— Eh bien non, je ne crois pas. Ses personnages ne sont
pas transposables dans le temps. On ne les imagine pas aujourd’hui, ni dans la
Grèce antique, pendant les croisades ou chez les pirates des Caraïbes. Ils nous
racontent le passage, en France, de l’âge baroque à l’âge classique.
— Je ne vois pas…
— Au début nous sommes sous le règne de
Louis XIII, une époque mal sortie de la féodalité et Richelieu le sait,
qui lutte contre les seigneurs. On a le sens de la bravade, de la parole
donnée, des élans du cœur et de la bonne table. On a du panache. Vingt ans
après, tout a changé. Sous Mazarin, nos Mousquetaires sont déphasés : la
ruse, la négociation, la politique ont remplacé l’honneur. Avec l’avènement du
jeune Louis XIV, dans Bragelonne, la raison d’État l’emporte, la
noblesse est écartée au profit de la bourgeoisie, Colbert met en place un
pouvoir centralisé. Il faut se plier ou disparaître. Nos Mousquetaires
traversent cette époque précise, quand la société se transforme autour d’eux.
Ils ont des nostalgies, mille regrets mais aucun remords. Ils ont perdu à la
fin leurs illusions. C’est le plus beau roman du temps qui passe.
— Comme chez Proust ? Vous plaisantez ?
— Je ne plaisante pas du tout. D’ailleurs, Proust
pensait à Dumas en écrivant sa Recherche.
— Oh ?
— Un jour, il expose à ses amis son projet ; pour
mieux leur faire comprendre, il leur dit : « Vous voyez, c’est très Vingt
ans après. » Léon Daudet est présent et il rectifie : « Non,
c’est très Bragelonne. »
— Soit. Continuons. Vous prétendez écrire aussi pour
apprendre.
— Bien sûr ! Quand on s’attache à reconstituer le
passé, avec une dose d’imagination, évidemment, on cherche, on fouille, on
recoupe, on découvre, on va de surprise en surprise. La réalité, vue de près,
par les témoins, est plus complexe, plus inattendue, plus drôle ou plus dure.
Chaque livre, pour moi, repose sur des questions : qu’est-ce qu’une
bataille ? À quoi ressemblait Moscou avant l’incendie ? La Bérésina
est-elle vraiment une défaite ? Comment un homme qui a gouverné l’Europe
peut-il se retrouver sur un îlot avec les pouvoirs d’un sous-préfet ?
— Ce sont ces curiosités que vous espérez
transmettre ?
— J’ai envie d’imaginer d’où nous venons. Les racines,
ce n’est pas innocent. Or, l’ignorance est manifeste, aujourd’hui. Un samedi
soir, dans une émission d’Antenne 2, un ancien ministre de la Culture
ignorait que le 4 septembre célèbre la naissance de la III e République.
Dans un jeu télévisé, on interroge un candidat : « Quelle tribu
commandait Vercingétorix ? » Il répond sans hésiter : « Les
Romains. » Nous finissons, nous autres vieux Européens, par ressembler aux
étudiants américains cités en 2001 dans le magazine Süddeutsche Zeitung. Interrogés
par ces étudiants qui les recevaient sur leur campus, des jeunes Allemands ont
été surpris des questions : « Hitler est-il toujours votre
président ? » ou « Rencontrez-vous des difficultés à la
frontière entre l’Allemagne et la Chine ? »
— De là à sacrifier au culte des
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