L'absent
par s’espionner entre eux et que lui seul contrôlait le véritable
informateur des Bourbons et de Talleyrand, le signor Forli, qu’il abreuvait de
confidences rassurantes et fabriquées. Les menaces restaient néanmoins
nombreuses et très vives, Octave avait donc aidé Poggi à renforcer la sécurité,
le plus discrètement possible pour conserver aux yeux de l’extérieur ce climat
d’insouciance voulue. M. Seno, qui possédait des pêcheries, avait été
nommé ordonnance : il accompagnait désormais partout l’Empereur avec deux
pistolets chargés ; quand celui-ci se déplaçait, on postait des gendarmes
sur sa route, et cinq hommes à cheval, armés de carabines, suivaient sa
voiture. La vigilance ne se relâchait plus, même aux Mulini. Les invités des
dîners d’apparat s’en aperçurent les premiers.
Les voici, un dimanche soir de novembre. Ils portent des
habits ruineux pour l’occasion mais ils descendent de leurs chars ou de leurs
carrioles ordinaires, devant la maison, où ils entrent par couples. Ils
montrent le carton signé par Bertrand, franchissent une double haie de
chevau-légers aux sabres nus qui brillent sous les torches. Ce sont les
familiers de la table impériale, officiers, gros négociants, propriétaires de
salines ou de madragues, édiles qui emmènent parfois leurs filles en robes de
mousseline hors de prix. Ils avancent en habitués, un rien guindés, échangent à
voix basse des mots convenus qui n’ont aucun sens particulier. Le chambellan
les dispose autour de la table dressée dans le grand salon. M. Pons est au
bras de son épouse, qui n’aime guère les réceptions mais y vient par politesse
et n’ouvre pas la bouche, à cause de son accent méridional qu’elle juge trop
chantant pour ce genre de soirée.
— Je ne vois pas Sa Majesté, dit Pons à Cambronne.
— Là-bas, répond le général en montrant une porte
ouverte à deux battants.
L’Empereur est attablé dans la bibliothèque voisine, à côté
de Madame Mère, muette, trop fardée, les joues peintes en rouge. Cette pièce
est plus commode à surveiller du dehors, par le jardin où Pons remarque des
sentinelles qui font les cent pas ; il reconnaît aussi le chapeau évasé
d’Octave. Les fenêtres de l’étage, allumées, éclairent le jardin, et Octave
interroge une sentinelle :
— La princesse n’est pas descendue dîner ?
— Elle est souffrante, monsieur Sénécal.
— Et elle souffre de quoi, ce soir ?
— Elle a sa pâmoison comme d’habitude.
— Allez me chercher la liste des invités. Votre
officier de garde a dû conserver les cartons. Je ne bouge pas d’ici.
— Si c’est un ordre…
— C’en est un.
Le grenadier s’en va. Octave se plante devant la
porte-fenêtre entrebâillée. Il voit l’Empereur de dos, qui parle d’un ton badin
en mastiquant sa gibelotte :
— J’ai d’heureuses nouvelles, il faut que vous les
sachiez…
Il se lève, serviette nouée au cou, après avoir enfourné une
jolie bouchée de lapin en sauce, passe dans le salon ; comme les invités
se lèvent à leur tour par réflexe, il leur fait signe de se rasseoir ; il
poursuit en circulant derrière eux qui n’osent plus manger et regardent les
plats refroidir dans l’assiette :
— Nous allons bientôt résoudre le problème du blé. L’île,
vous le savez, n’engrange que deux mois d’approvisionnement par an, et il faut
importer du grain, ce qui coûte au Trésor. Cela doit cesser. Nous devons nous
suffire à nous-mêmes. Et la chose est possible. J’ai reçu un Génois, cette
semaine. Je vais lui céder des terres sur l’île de la Pianosa pour qu’il les
colonise avec au moins cent familles venues du continent. En échange de cette
concession, il fera pousser du blé, et, d’après nos calculs, cela devrait
assurer cinq mois supplémentaires dans nos greniers…
Personne ne bronche. Les hôtes sont venus écouter Sa Majesté
et ne se risquent pas à donner un avis, à moins que l’Empereur ne les
sollicite.
— Nous devons également acheter des oliviers pour
remplacer les figuiers, trop nombreux, qui nuisent aux vignes. Pons ?
— Sire ? dit l’administrateur en se dressant, la
fourchette à la main.
— Vous allez partir pour traiter ce problème, et nous
ramener des pépinières d’oliviers et de mûriers.
— À vos ordres…
— Restez debout, puisque vous y êtes, et dites-nous ce que
vous avez entendu l’autre nuit, sur le chemin de
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