L'absent
bal
masqué de jeudi.
— Vous y viendrez déguisé en quoi, Sir Neil ?
— Monsieur Sénécal, je vous en prie !
— On ne peut pas être sérieux en permanence.
— Ce spectacle ne vous navre pas ?
— Sa Majesté a bien le droit de se détendre.
— Il y a mille autres façons, tout de même !
— Vous n’aimez pas mon nouvel uniforme, Campbell ?
demanda l’Empereur en se postant devant eux, alors que les belles s’échappaient
à l’étage des Mulini, par l’escalier dérobé qui partait sous le péristyle des cuisines,
derrière les myrtes et les géraniums en pots, pour aboutir dans la salle de
bains de Pauline. L’Anglais soupira, salua, se retira en balbutiant une phrase
incompréhensible qui ravit l’Empereur :
— Il n’aime pas les jeux innocents ?
— Il pense que vous retombez en enfance, sire.
— Excellent ! Je retombe en enfance.
Excellent ! Il faut le faire savoir, monsieur Sénécal. Vous apportez le
courrier ? Des nouvelles ? Les deux ? Venez dans mon cabinet de
travail.
L’Empereur tomba dans un fauteuil. Son maquillage coulait
parce qu’il avait eu chaud, à s’agiter ainsi après des demoiselles plus agiles
que lui ; il ressemblait à un cabotin en fin de carrière. Il essuya la
sueur qui lui perlait au front avec sa manche d’arlequin :
— Ces gaudrioles sont épuisantes !
— Au sujet de cette Charlotte…
— Je l’ai devinée, vous avez vu ça ?
— Sire, nous savons qu’elle est affiliée à la
Préfecture de police de Paris.
— Vous me l’avez indiqué la semaine dernière. À la
bonne heure ! Cela prouve que nous avons encore des fidèles dans cette
maison, et qu’ils nous préviennent. La jeune personne est appétissante,
laissons-la gagner sa vie avec un médiocre espionnage. D’ailleurs, je l’ai
attrapée exprès : j’avais un trou dans mon bandeau. Bon, elle fera un
rapport, elle écrira que j’ai l’âge d’un marmouset et les goûts libidineux d’un
vieillard. Ce joli portrait va rassurer Louis XVIII.
Octave parla de Bruslart. À ce nom, l’Empereur donna du
poing sur son bureau à cylindres et il en déchira sa casaque de papier. Il
inspira, ferma ses yeux soulignés de noir à l’excès, se maîtrisa :
— Épluchons notre courrier.
Deux grenadiers l’avaient posé sur les dalles. Octave dénoua
le sac, l’ouvrit, en tira des brassées de lettres et de brochures qu’il posa en
vrac sur un tréteau poussé contre la paroi. Comme aux Tuileries ou à
Saint-Cloud, comme au temps du cabinet noir dont s’occupait
M. de Lavalette, Sa Majesté lisait en premier et avec une certaine
gourmandise le courrier de son entourage, mais à Porto Ferraio, s’il faisait
sauter les cachets, nul besoin de les recoller pour donner le change : les
destinataires en accuseraient la police française ou l’autrichienne. L’Empereur
jubilait en découvrant les amours d’un général ou les humeurs d’un baron, il en
oubliait un moment ce Bruslart qui avait été nommé en Corse pour lui nuire.
Octave triait les journaux en deux paquets : les pour et les contre. Si
Campbell apportait les journaux anglais, Bertrand s’était abonné sous des noms
fantaisistes et il recevait à Naples les principales gazettes de France,
d’Allemagne et d’Autriche ; une estafette les portait à Piombino, et de là
ce courrier partait pour Elbe, dans le bateau de poste ou à bord de L’Inconstant.
— Aidez-moi, monsieur Sénécal, dit l’Empereur en
poussant devant Octave un amas de lettres non ouvertes. Cherchez-moi du
croustillant.
Octave ouvrit une lettre qui provenait de Verdun. La mère
d’un soldat de la garnison y répondait à son fils. Au bout de quelques lignes,
Octave se mit à rire doucement.
— Quelle sottise avez-vous découverte, monsieur
Sénécal, qui vous distrait autant ?
— Des nouvelles de France, sire, bien peu académiques,
mais qui devraient vous plaire…
— Je vous écoute.
— C’est une brave paysanne, Sire. Elle écrit au sergent
Paradis, son fils. Je vous la déchiffre :
Je t’aimons ben plus, depuis que je te savons auprès
de not’fidèle empereur. C’est comme ça que les honnêtes gens font. Je te
croyons bien qu’on vient des quatre coins de la ville pour lire ta lettre, et
qu’un chacun disions que t’es un homme d’honneur. Les Bourbons ne sont pas au
bout et nous n’aimons pas ces messieurs. Le Marmont a été tué en duel par un
des nôtres, et la France
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