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L'absent

L'absent

Titel: L'absent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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paraissait
facile à soudoyer. L’équipage ? Douteux ; des marins raccolés sur les
ports de la côte, dans les tavernes de Gênes ou les bouges de Capraja, mal
payés, sensibles au bruit des pièces d’or, et Octave ne pouvait s’empêcher de
penser à la nuisible proximité de Bruslart : le marchand d’huile n’était
qu’un maître espion, le chouan était un homme d’action. Octave le connaissait
bien, cet oiseau de malheur. À soixante ans, sa réputation n’avait pas faibli.
La police le traquait depuis le Consulat, il troublait même le sommeil de
Fouché. Petit, râblé, poilu comme un ours noir, la police l’imaginait partout
et ne le trouvait nulle part. Les préfets y perdaient leurs nerfs. On le
signalait, toujours trop tard, à l’auberge de la Poste, à Caen, puis chez un
traiteur de Bayeux, à Jersey, en Écosse, au Palais-Royal. On savait qu’il avait
dormi une nuit chez la rousse et languide M me  de Vaubadon,
ou chez une demoiselle Banville, chez M lle  Berruyer qu’on
croyait son épouse ; il se cachait, narguait les pandores, cuisinait des
beignets à la fleur d’acacia pour ses belles logeuses, circulait de manoirs en
châteaux sous de multiples identités ; Petit, le marchand belge, c’était
lui…
    Des grenadiers débarquaient d’un canot de L’Inconstant le courrier des Mulini et des sacs de graines et de semences, mais Octave les
laissa charger ces colis sur leurs charrettes, pour se poster près du bureau
des douanes, à l’entrée de la Porte de Mer. Il y surveillait par routine les
visiteurs du jour, une bonne centaine, rangés en file, qu’on allait diriger
vers le fort de l’Étoile où ils feraient viser leurs passeports par les
services de Cambronne ; quelques-uns redescendraient à la mairie
solliciter une audience de l’Empereur. Ce matin, aux yeux d’Octave, ils
ressemblaient tous à des criminels possibles, des stipendiés du chouan. Ce
bonhomme habillé en bourgeois portait-il un stylet dans sa botte cirée ?
Cette femme ne cachait-elle pas une lame dans le manche de son ombrelle ?
À des signes imperceptibles mais dérangeants, Octave cherchait à déceler le
détail qui ne collait pas au personnage ; un matelot distingué devenait
illico suspect, et ce gros, pourquoi était-il en sueur ? L’été était fini.
Avait-il une appréhension avant de commettre son forfait ? Octave écouta
le douanier qui le questionnait. L’homme se prétendait génois et marchand de
bois. Y avait-il des forêts du côté de Gênes ? En avait-il l’accent ?
Un sous-officier de la Garde s’approcha d’Octave :
    — On a tout chargé, monsieur Sénécal.
    — Eh bien nous y allons.
    Octave s’éloigna comme à regret de ces touristes qui lui
semblaient dangereux comme des vipères. En chemin il aperçut le marchand
d’huile et le lieutenant Taillade : ils entraient au Buono Gusto en
riant, ce qui renforça ses craintes. Pour se rassurer, il serra plus fort sa
canne, par le milieu, comme un gourdin.
     
    L’Empereur avait le visage enfariné, la bouche maquillée, un
costume de cirque découpé dans du papier aux couleurs criardes. Les yeux
bandés, il courait en s’essoufflant entre les tamarins et les lauriers-roses du
jardin. Les jolies amies de Pauline, lectrices, habilleuses, déguisées en
sylphides ou en colombines, l’évitaient en poussant des petits cris amusés. Il
en avait attrapé une par le bras et l’attirait contre lui, il la retenait
prisonnière, elle faisait mine de se débattre et protestait avec un petit rire
gloussant, mais l’Empereur voulait approcher ses lèvres des siennes, elle tournait
la tête dans tous les sens, il lui barbouillait les joues du rouge qui lui
dessinait une large bouche comique, et il s’exclamait : « C’est
Charlotte ! Je suis sûr que c’est Charlotte ! » sous les
battements de mains des autres joueuses habillées de voilages et d’ailes en
carton jaune. L’Empereur lâcha sa proie, il arracha son bandeau :
    — J’ai gagné !
    — Bravo, sire ! Bravo ! s’amusaient les
filles de ce harem.
    Octave arrivait par la poterne. Il avançait vite sur les
pierres plates à la limite du gazon, arriva devant le colonel Campbell, qui
avait une mine grave et lui confia consterné :
    — Le vainqueur d’Austerlitz joue au baiser deviné.
    — Et vous ne jouez pas avec lui ?
    — Oh !
    — Mais pourquoi cette défroque de paillasse ?
    — C’est une idée de la princesse Pauline pour son

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