L'absent
qu’il déjeunait, son fils officiel d’abord, qui
avait tous les droits et auquel il faisait goûter son chambertin à l’eau, ou
ses neveux qu’il aimait taquiner. Chacun savait au palais que pour faciliter
une demande, mieux valait la lui envoyer par un enfant. Napoléon continuait à
questionner Alexandre :
— Il paraît que dans tes prières tu ne prononces jamais
mon nom ?
— Jamais.
— Tu ne penses donc jamais à moi ?
— Si, mais je dis papa-empereur.
Napoléon sortit la bonbonnière qu’il portait sans cesse dans
sa poche et prit un réglisse.
— J’en veux aussi ! dit Alexandre.
— Tu n’aimeras pas ce goût d’anis.
— Si !
L’enfant prend un réglisse et le recrache, mais comme
l’Empereur se moque de lui il se fâche :
— Je veux essayer, moi, pour savoir si j’aime ou
pas !
— Il n’a pas tort, dit Napoléon à Marie. Un fameux
gaillard !
La promenade familiale se poursuivit dans le calme et les
gamineries. En contrebas, un pâtre conduisait ses brebis, Napoléon l’appela et
l’homme se sauva.
— Tu lui as fait peur ? s’étonnait Alexandre.
— Je fais peur à beaucoup de monde, tu sais…
— Moi j’ai pas peur de toi !
— Heureusement.
Ils inventèrent des jeux pour profiter du temps si rare
qu’ils passaient ensemble. Ses parents feignirent de chercher longtemps
Alexandre qui s’était caché derrière un gros rocher rond et brun, puis ce fut
au tour de la comtesse, que l’enfant trouva tout de suite parce que sa robe
dépassait d’un tronc de pin. Pendant que le petit comptait jusqu’à dix, enfoui
dans les bras de sa mère, l’Empereur partit sans bruit s’aplatir après un
énorme bouquet de fougères arborescentes. Le petit courait partout en
l’appelant. Soudain, l’Empereur au sol se vit entouré par des hommes qu’il
n’avait pas entendus venir ; il leva le nez sur leurs pantalons écarlates
à double bande bleue, reconnut ses lanciers polonais et leur dit à voix basse,
très mécontent :
— Qu’est-ce que vous fichez là ?
— Nous avons cru que Votre Majesté avait fait une
mauvaise chute…
— Imbéciles ! Vous ne voyez pas que je suis
occupé ?
— Nous ne savions pas…
— Je joue à cache-cache et je n’ai pas besoin de
vous !
Les lanciers se retirèrent, penauds, mais le trésorier
Peyrusse, qui les accompagnait, posa sur la mousse ses cahiers de chiffres et
aida l’Empereur à se redresser.
— Pairousse ! Vous aussi ! Vous ne me
laisserez jamais tranquille ?
— Je voulais rendre compte à Votre Majesté des rentrées
de l’impôt, et du rapport des amendes que nous faisons payer aux prostituées du
port, dont le nombre s’accroît sensiblement…
— Cela ne peut pas attendre deux jours ?
— Tu es là ! tu es là ! criait Alexandre en
gambadant vers eux.
Au lever du jour suivant, Octave entra sous la tente où
l’Empereur le réclamait. Il avait mal au crâne, parce que le dîner sous les
châtaigniers, auquel il avait été convié pour remplacer Bertrand, s’était
éternisé. Un officier polonais des lanciers avait joué un air nostalgique, les
convives avaient repris en chœur des chansons qui mettaient en couplets
Varsovie et la Vistule ; Émilie avait dansé comme un ange, en bottes
courtes et jupe plissée au-dessus des genoux ; Marie avait même entraîné
Napoléon dans une mazurka, et elle avait ri de sa maladresse. Ces brumes
dissipées, Octave trouva l’Empereur fébrile ; il agitait un pli qu’une
estafette venait de lui apporter de la part de Drouot :
— Monsieur Sénécal, sortez de mon nécessaire de quoi
écrire, et vite ! Porto Ferraio pavoise, personne ne veut laisser repartir
celle qu’ils croient l’impératrice ! La Garde elle-même a signé une pétition !
C’est infernal ! Écrivez !
— Je suis prêt, sire, dit Octave, la plume en l’air
au-dessus d’un guéridon.
— Que le brick napolitain gagne la haute mer.
— La haute mer…
— Qu’il vire à l’ouest.
— Ouest…
— Qu’il suive la côte, qu’il mette en panne au large de
Marciana Marina, à cinq kilomètres de notre ermitage.
— Ermitage…
— Mais non ! Arrêtez-vous au nom du port de pêche,
crétin ! La comtesse Walewska et sa famille partiront au début de la nuit
du port le plus proche. Recopiez et envoyez à Drouot.
En ressortant de la tente, Octave céda le passage à Marie.
— Vous ne m’aviez pas dit que vous manquez
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