Labyrinthe
Harif :
Fraire,
Le temps est venu. Les ténèbres vont recouvrir cette contrée. Il y a de la malveillance dans l'air et le mal détruira tout le bien qui s'y trouve. Les textes ne sont plus en sûreté dans les plaines du pays d'oc. Il est temps que le triptyque soit réuni. Votre frère vous attend à Besièrs, votre sœur à Carcassona. Il vous incombe de mettre les livres en lieu sûr.
Hâtez-vous. L'été passe en Navarre et s'achèvera à la Toussaint, peut-être plus tôt si la neige est précoce. Je vous attendrai pour la fête de Sant-Miquel.
Pas a pas, se va luènh.
La chaise émit un craquement quand Pelletier s'y adossa brusquement. Il ne s'attendait pas à moins. Les directives de Harif étaient claires : il ne lui demandait rien de plus que ce pour quoi il avait prêté serment. Pourtant, il avait l'impression que son âme lui était arrachée du corps, n'y laissant qu'un vide béant.
Son engagement à se faire le gardien des livres, il l'avait pris de son plein gré, dans l'inconscience de la jeunesse. Mais pour le quinquagénaire qu'il était aujourd'hui, la situation se révélait plus complexe. À Carcassonne, il s'était bâti une existence différente. Ses obligations étaient autres ; autres aussi les personnes qu'il servait.
Il ne prenait conscience qu'aujourd'hui de s'être persuadé que le moment des choix ne surviendrait jamais. Qu'il n'aurait jamais à balancer entre ses devoirs envers le vicomte et ses engagements envers la Noublesso .
Nul homme ne peut servir conjointement deux maîtres avec loyauté. Exécuter les ordres de Harif reviendrait à abandonner le vicomte à un moment où il avait le plus besoin de lui. D'autre part, chaque instant qu'il passerait aux côtés de Raymond-Roger serait un manquement à ses devoirs envers la Noublesso.
Pelletier relut la missive avec l'espoir qu'une solution se présenterait. Certains mots, une phrase en particulier s'imposait à son esprit : « Votre frère vous attend à Besièrs. »
Harif ne pouvait songer qu'à Siméon. À Béziers ? Pelletier porta le gobelet à ses lèvres et trouva le vin insipide. Étrange chose que Siméon lui revînt à l'esprit avec tant de force, après avoir ignoré son existence durant si longtemps.
Une coïncidence ? Une pirouette du destin ? Pelletier ne croyait ni à l'une ni à l'autre. Dans ce cas, à quel compte fallait-il porter la frayeur qu'il avait éprouvée quand Alaïs lui avait appris sa macabre découverte ? Il n'avait aucune raison de penser que le cadavre fût celui de Siméon, et pourtant, il en avait eu la certitude.
En outre, ceci : « Votre sœur de Carcassona… »
Troublé, Pelletier esquissa de l'index un motif dans la fine couche de poussière qui recouvrait la table. Un labyrinthe.
Se pouvait-il que Harif eût choisi une femme pour gardienne des livres ? De surcroît, ici, à Carcassonne, sous son nez. L'intendant secoua la tête. C'était impossible.
1. Dans le midi de la France, juge rendant la justice au nom du roi ou du comte. (N.d.T.)
2. Noblesse des cimes. (N.d.T.)
9
Alaïs à sa fenêtre, attendait le retour de Guilhem. Audessus de Carcassonne, le ciel étendait son manteau de velours bleu nuit. Le Cers , vent sec venu du nord, soufflait doucement des montagnes, agitant les feuilles des arbres et les roseaux des bords de l'Aude, apportant avec lui une promesse de fraîcheur.
Sant-Miquel et Sant-Vincens se piquetaient de lueurs. Les rues pavées de la Cité pullulaient de gens qui mangeaient, buvaient, chantaient l'amour, un exploit, une perte. Dans un coin de la grand-place brûlaient encore les feux du forgeron.
Attendre. Toujours attendre.
Alaïs s'était frotté les dents avec ses herbes pour les rendre plus blanches, et avait cousu un sachet de myosotis sur l'encolure de sa robe. La chambre fleurait bon la lavande qu'elle faisait brûler.
Le conseil s'était achevé depuis quelque temps et Alaïs avait espéré le retour de Guilhem ou, tout au moins, qu'il lui ferait tenir un mot. Des bribes de conversation montaient de la grande cour comme des filaments de fumée. Alors qu'il franchissait la cour, elle aperçut Jehan Congost. De la maison Trencavel, elle dénombra sept ou huit chevaliers, suivis de leurs écuyers se hâtant à dessein vers la forge. Plus tôt, elle avait vu son père réprimander un garçon qui rôdait autour de la chapelle.
Mais de Guilhem aucun signe.
Alaïs soupira, ulcérée de s'être inutilement cloîtrée dans sa
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