Labyrinthe
avaient survécu à ces bouleversements, ainsi que l'hôtel du Pont Vieux. En revanche la boucherie était remplacée par un magasin d'antiquités, et la mercerie par un bazar « nouvel âge », dispensant cristaux, cartes de tarots et ouvrages traitant de spiritualité et d'illumination.
Combien d'années s'étaient écoulées depuis la dernière fois qu'il était venu ici ? Il en avait perdu le compte.
Baillard bifurqua à droite vers la rue de la Gaffe, et là encore, reconnut les signes rampants d'un embourgeoisement. Davantage allée que voie, elle permettait à peine le passage d'une voiture. On y voyait à l'angle La Maison du chevalier , galerie d'art dont les larges vitrines cintrées, défendues par les barreaux de métal, évoquaient une herse façon hollywoodienne. Six panneaux de bois peint les refermaient. L'anneau scellé au mur où, jadis, l'on attachait les chevaux était maintenant relégué aux chiens.
De nombreuses portes étaient fraîchement repeintes. Aux numéros de métal s'étaient substitués des carrés de céramique bleu et jaune bordés de brindilles et de petites fleurs. Carte routière et bouteille d'eau à la main, l'éventuel campeur s'arrêtait pour demander, dans un français haletant, la direction de la Cité, sinon, il n'y avait que peu de mouvement.
Jeanne Giraud occupait une maisonnette adossée aux pentes herbeuses qui escaladaient abruptement les remparts. Sur sa portion de rue, peu de logements avaient été rénovés. Certains étaient délabrés, d'autres condamnés. Un couple de vieillards avaient sorti deux chaises de leur cuisine pour prendre le frais. Quand il passa devant eux, Baillard leva son chapeau pour saluer ces voisins de Jeanne qu'il avait fini, au fils des ans, par connaître vaguement.
Attendant impatiemment sa venue, Jeanne s'était installée à l'ombre, devant sa porte. Dans sa chemise à manches longues toute simple et sa sévère jupe noire, elle dégageait une impression de netteté et d'efficacité que ne contredisaient pas ses cheveux tirés en un chignon reposant sur la nuque. De fait, elle avait l'air de l'institutrice qu'elle avait été vingt ans plus tôt. Au cours des années où ils s'étaient connus, il ne l'avait jamais vue autrement que vêtue avec l'élégance stricte et parfaite qui la caractérisait.
Audric sourit au souvenir de la curiosité dont elle avait fait preuve lors de leur dernière rencontre : où vivait-il ? Où allait-il ? Que faisait-il durant les longs mois passés sans se voir ?
Il voyageait, avait-il répondu. Il recherchait et rassemblait des matériaux pour ses livres. Il rendait visite à des amis. Quels amis ? avait-elle voulu savoir.
Des compagnons. Ceux avec qui il étudiait et partageait les expériences. C'est là qu'il avait évoqué son amitié avec Grace.
Un peu plus tard, il avait consenti à révéler qu'il habitait un petit village des Pyrénées, non loin de Montségur. Mais il se livrait peu et, avec les décennies, elle avait fini par renoncer à l'interroger.
Jeanne était une chercheuse intuitive, méthodique, assidue, consciencieuse et pragmatique – autant d'inestimables qualités. Depuis trente et quelques dernières années, elle collaborait à chacun de ses livres et plus particulièrement au dernier, encore inachevé, biographie d'une famille cathare du Carcassonne médiéval.
Pour Jeanne, cela s'était révélé un véritable travail d'enquêteur pour Audric, un acte d'amour.
En le voyant arriver, elle leva la main pour le saluer.
« Audric, sourit-elle. Cela fait si longtemps… »
Ce dernier lui prit les mains.
« Bonjorn. »
Elle recula d'un pas pour l'examiner de la tête aux pieds.
« Tu as l'air bien.
— Tè tanben. Toi aussi.
— Tu n'as pas perdu de temps.
— Le train était à l'heure », acquiesça-t-il.
Jeanne affecta une mine scandalisée :
« Tu n'es pas venu de la gare à pied, tout de même ?
— Ce n'est pas si loin. Je voulais me rendre compte combien Carcassonne avait changé depuis la dernière fois que nous nous sommes rencontrés. »
Baillard la suivit dans la fraîcheur de la maison. Les carreaux de céramique beiges et bruns recouvrant uniformément les murs et le sol conféraient à toute chose un caractère sombre et désuet. Une petite table ovale trônait au milieu de la pièce, recouverte d'une toile cirée jaune et bleue ne laissant apparaître que le bout des pieds. Dans un coin, près d'une fenêtre à la
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