L'affaire de l'esclave Furcy
blancs » pauvres qui,
par misère, épousaient une esclave et cachaient leur honte de
devoir louer leurs bras pour subvenir à leurs besoins. Non,
Brabant le charpentier ambitionnait d’être aussi riche que les
colons. Il s’était mis à son compte. Grâce à son activité, il avait
constitué un pécule suffisant pour régler son affranchissement,
en 1810, quand les Anglais s’étaient emparés de Bourbon.
Depuis, il avait amassé une petite fortune, et se targuait d’avoir
acheté dix-sept esclaves (en fait douze, cinq étant nés dans son
habitation). En 1811, quand les esclaves de Saint-Leu avaient
tenté de semer la révolte — on avait alors évoqué avec frayeur
Haïti, la première république noire —, Brabant s’était jointaux colons pour mater la révolte qui s’était achevée au bout de
deux jours dans le sang et les larmes. Deux colons avaient été
assassinés ; on ne connaît pas le nombre de victimes du côté
des esclaves. On dit aussi que Brabant s’était montré courageux, n’hésitant pas à tuer à mains nues ses anciens frères
d’infortune. On connaissait sa susceptibilité lorsqu’on évoquait sa couleur de peau, et personne ne prenait le risque d’en
parler, en tout cas, pas devant lui. Il pensait : la liberté se mérite, elle ne se donne pas, c’est
une hérésie de prôner le contraire. Sinon, quelle différence
entre moi qui ai peiné pour acheter mon affranchissement et
l’esclave à qui on l’offre ? À l’occasion, il participait à la chasse aux marrons. On faisait souvent appel à ses services car il connaissait parfaitement
la forêt et les montagnes, les coins où pouvaient s’abriter les
fugitifs, la manière de les repérer, c’est-à-dire attendre pendant
des heures, la nuit, qu’un feu naisse quelque part, et s’y précipiter. Il tuait sans états d’âme. Cet ancien esclave haïssait
même l’idée d’abolition, comme il haïssait les propos déments
du père Grégoire qui encourageait les asservis à s’émanciper. Avant de devenir charpentier, Brabant était un commandeur,
cet esclave chargé de surveiller et de punir les autres esclaves.
À lui seul, il lui arrivait d’en diriger plus de quarante, quand
ses « collègues » se trouvaient débordés par une vingtaine.
Brabant maniait le fouet plus que de raison, et il était indifférent à la haine qu’il suscitait, une haine qui le faisait surnommer dans l’habitation le « traître noir ». À force de volonté
et de hargne, on lui avait décerné le titre de premier commandeur dans la plantation des Desbassayns. Son plus beau souvenir restait le jour où il avait été cité en
exemple par l’un des frères Desbassayns. Lors d’un conseil
privé, le colon avait dit, en pensant à lui : « Le commandeurest précieux pour la colonie, c’est un homme qui, par la force
de son caractère et son dévouement, est utile pour la prospérité
et la sécurité de la plantation. » Brabant en était d’autant plus
fier qu’il était l’un des rares commandeurs à ne pas être un
créole. Le savait-il ou feignait-il de l’ignorer ? On le préférait à
un salarié parce que les propriétaires n’avaient pas à le rémunérer ; en échange, ils lui laissaient un lopin de terre assez
important pour cultiver et vendre des légumes. Il était né au Mozambique, et n’en gardait aucun souvenir. Il
s’était marié tard, à trente-deux ans, après avoir été affranchi
— les esclaves n’étaient pas autorisés à prendre une épouse
sans le consentement de leur maître. Il avait recouvré la liberté,
mais devait quand même régler une somme importante pour
son affranchissement. Une belle escroquerie de la part de son
ancien maître qui savait que Brabant avait mis de l’argent de
côté. Il s’appelait Brabant, il y avait ajouté Le Charpentier, c’était
son dernier nom, il n’en changerait plus jamais. Au cours de sa
vie et des différentes ventes dont il avait fait l’objet, il avait
porté de nombreux prénoms, il se souvenait de sept d’entre
eux, pas du premier. Il haïssait le sobriquet Groné (ça avait
duré près de deux ans, cette histoire)... Peut-être même comme
d’autres dans son pays natal, il avait participé au rituel de
l’ « arbre à oublis » qui consistait à tourner autour d’un arbre
pour effacer tout souvenir avant de monter dans le bateau pour
l’île Bourbon. Sur son épaule qu’il cachait tout le temps malgré
la chaleur, même quand il
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