L'affaire de l'esclave Furcy
dormait, il y avait trois lettres marquées au fer, « A M. B », les initiales de son premier maître. Quand il s’était agi de se choisir une femme, Brabant, le
cafre de Mozambique, avait désiré une mulâtresse dont la peau
était le plus claire possible — aucune blanche n’avait voulu de
lui, malgré ses arguments financiers. En se choisissant unemulâtresse, il rêvait en fait d’avoir des enfants blancs ou, en
tout cas, à la peau claire ; cela leur sauvera la vie, pensait-il
profondément. À la naissance de sa fille, qu’on aurait pu aisément confondre
avec une blanche, Brabant en avait pleuré de bonheur, il la
chérissait et la présentait avec une indescriptible fierté. Il
l’avait prénommée Marie-Louise. Il s’était trouvé moins heureux avec l’arrivée de son
deuxième enfant, un garçon à la peau noire, très noire, comme
lui ; il était devenu furieux, et s’était alors adressé à sa femme,
épuisée par un long accouchement : « Tu as des ancêtres
nègres, tu me l’avais caché ! » Si elle n’avait pas été allongée,
elle aurait sans doute reçu quelques coups. Après cet épisode,
il avait agi en sorte de ne plus avoir d’enfants : il ne couchait
plus qu’avec ses esclaves... Quand il eut vent de cette affaire Furcy, son sang ne fit qu’un
tour : il fallait mater le rebelle. Il était allé voir Constance alors
que Furcy était en prison. « Ce que vous êtes en train de faire est ignoble », menaça
Brabant. Constance le connaissait bien. Elle n’eut pas peur un seul
instant, même s’il lui fallait lever la tête pour s’adresser à Brabant. Elle lui rétorqua : « Mon frère est aussi libre que toi, il ne mérite pas la prison,
et nous nous battrons jusqu’au bout. On connaît ton ambition,
Brabant, tu veux être considéré comme un blanc, mais sache-le, ils ne t’accueilleront jamais comme un des leurs. Tu n’entends même pas les railleries qui courent sur toi. » Brabant fut déstabilisé autant par les paroles de cette femme
que par sa conviction. Mais il n’en montra rien. Bien au
contraire, il resta offensif : « Mais vous croyez tous que la liberté s’offre comme un
présent. Elle se mérite. On ne naît pas libre, on le devient. Et
moi, c’est grâce à ma volonté et à mon travail que j’ai brisé
mes chaînes. Ce n’est pas en me rendant au tribunal, cette
démarche est pitoyable. » Constance n’avait plus envie de lui parler, elle allait partir,
mais revint sur ses pas : « Pourquoi veux-tu oublier que tu as été esclave ? Pourquoi
es-tu si cruel avec eux ? Pourquoi ne veux-tu pas reconnaître
que tu es noir ? » lui asséna-t-elle sans attendre de réponse.
Puis, elle partit. Brabant la regarda s’éloigner en secouant la tête. Il murmura, comme si Constance pouvait encore l’entendre : « Je ne
suis pas noir, je suis libre. » La sœur de Furcy rentra chez elle, au Champ Borne, à Saint-André. Je suis allé voir où elle vivait. Décidément, j’allais de surprise en surprise : le quartier n’avait rien de modeste, il donnait sur la mer, il y avait de belles habitations. C’étaient plutôt
des familles aisées qui devaient y habiter. Bory de Saint-Vincent l’avait décrit après l’avoir observé en 1801 : « Le Champ
Borne est richement cultivé, aucune ravine ne le sillonne, cette
grande plaine fut de tout temps cultivée en blé, en riz et en
tabac. » Le lieu est attachant, avec cette église en bord de mer
et, tout à côté, le cimetière marin. L’église est maintenant en
ruine, son toit a été emporté par un cyclone, et on ne l’a jamais
reconstruite mais l’endroit sert encore de cadre à des manifestations artistiques. J’y suis entré, avec le sentiment que
Constance était passée par là. C’est sûr, croyante, elle devait
être heureuse de s’y retrouver, c’est un endroit où l’on s’attarde volontiers ; elle devait y puiser toute la force et tout lecourage dont elle a fait preuve durant son existence. Je m’y
sentais bien, moi aussi, j’aurais pu y rester longtemps. Ensuite,
je suis allé au cimetière marin à la recherche du nom de Jean-Baptiste, sans trop d’espoir. Il y avait beaucoup de tombes
délaissées. Je suis reparti assez vite avec une impression de
malaise.
Surveillez ce jeune homme [Sully-Brunet] dans ses rapports avec les libres
et spécialement avec les esclaves et
rendez-moi compte chaque semaine de sa
conduite, s’il bouge de son exil,
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