L'affaire de l'esclave Furcy
intelligents pour être à l’initiative
d’une quelconque action et encore moins d’un « attentat ». En revanche, Desbassayns vouait une haine de plus en plus
tenace à Gilbert Boucher et à son substitut. Pourtant, de mai à
juillet 1817, ils avaient fait le voyage tous les trois de France à
Bourbon. Trois mois à se côtoyer, cela créé des liens. En observant le jeune Sully-Brunet dans le navire, Desbassayns avait
pensé que pour l’avenir de l’île, il avait besoin de ce genre
d’homme, un jeune, intelligent, formé et enthousiaste. Son
espoir avait été déçu. Il n’avait jamais oublié que c’était lui, le
petit Sully-Brunet qui, avec l’appui de Boucher, avait déjà osé
s’attaquer par le passé à la famille Desbassayns de Richemont
pour une violation à la loi sur les plantations. C’était un vieux
contentieux, Sully-Brunet avait fait condamner « au correctionnel » Joseph de Richemont, pour « contravention à la loi
locale sur les plantations alimentaires ». Le riche propriétaire
ne l’avait jamais admis. En fait, cette tension sourde révélait le
conflit latent qui existait entre ceux qui venaient d’Europe et
les colons installés à Bourbon depuis plusieurs générations.
Ces derniers considéraient que les « Français » n’avaient pas à
toucher à leur terre. Ni à imposer la loi chez eux. Personne
n’avait jusqu’ici osé s’en prendre aux Desbassayns. Les colonsétaient sidérés, et voyaient tous d’un mauvais œil l’arrivée de
cet homme de loi. Desbassayns avait sans doute peur que le procureur, une fois
l’affaire Furcy réglée, récidive avec d’autres esclaves. Il ne
cessait de se le répéter, et de le répéter aux autres, or beaucoup
n’avaient pas l’air de comprendre l’enjeu et se laissaient bercer
par une existence bien tranquille. Il ne voulait pas être celui
par qui la faillite d’un système arrive. Il ne céderait pas. Mais,
bon Dieu, se disait-il, ils sont des milliers dans le cas de
Furcy, 16 000 esclaves exactement ayant une origine indienne.
Et avec une règle telle que « nul n’est esclave en France »,
45 000 autres réclameraient la liberté, ce serait l’anarchie, ce
serait la fin d’un monde. C’est avec une violence relativement contenue qu’il fit donc
venir Constance et Adolphe Duperrier. Les interrogatoires se
déroulèrent dans un endroit que le propriétaire appelait « l’intendance ». L’affaire était si importante que c’était lui-même
qui menait les « débats ». Il ne faisait plus confiance ni à Lory
ni même à la justice de son île dont il maîtrisait pourtant tous
les arcanes. Tous les arcanes... sauf Boucher, la faute à cette
stupide réglementation imposée par le roi : le procureur général
nommé ne devait pas être natif de Bourbon ni être marié à une
créole. Il n’en revenait pas que ce procureur ait osé l’affronter
publiquement. Ça resterait une blessure dans sa vie. Il mettrait
toute son énergie et sa hargne pour dénicher des preuves contre
le procureur général. Il le savait, il y tenait : si Constance ou
Adolphe chargeaient Boucher, il pourrait le faire chasser de
l’île. Et c’en serait fini de cette « affaire de l’esclave Furcy ». Constance resta enfermée deux jours chez Desbassayns.
Pendant ce temps, l’aînée s’occupa de ses cinq frères et sœurs. Le colon était méfiant ; il se dit qu’il devait tout de même
respecter certaines procédures. C’est pourquoi lors de ses
interrogatoires il requit la présence de l’avocat général, le vice-président et le maire de Saint-Denis. Il l’expliquerait dans une
lettre adressée au ministre : Pour recevoir la déposition de Constance et d’Adolphe, je
me fis assister des trois principaux magistrats de la colonie,
chargés par leurs fonctions du maintien de l’ordre et de la
tranquillité : l’avocat général, le vice-président, le maire de
Saint-Denis qui fait dans la colonie fonction de commissaire
général de la police, je jugeai que le concours de ces magistrats était nécessaire pour éviter que M. Boucher prétendît,
comme il l’avait fait lorsque j’avais reçu les premières déclarations de ces gens que l’on avait extorqué leurs aveux par la
violence et sous le sabre des gardes de Police. Desbassayns se tenait toujours debout. Il avait l’esprit confus
et pour tout dire il était impressionné par la résistance de cette
mère de famille qui lui tenait tête, à lui,
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