L'affaire de l'esclave Furcy
difficile
d’intervenir dans ce domaine... » Boucher l’interrompit. « Oui, j’ai lu que vous vous êtes opposé aux propositions de
loi qui visent à améliorer les conditions de vie et de travail des
esclaves, mais pourquoi ? — Parce que cette loi abolitionniste est inutile et perverse.
Inutile, car les propriétaires n’ont aucun intérêt à maltraiter
leurs esclaves. Au contraire, le maître assiste l’esclave dans sa
faiblesse. Perverse, parce que cette loi mettrait en péril l’économie de nos colonies. Je sais de quoi je parle. J’ai hérité de
ma famille l’habitation de la Réserve, à Sainte-Marie, je suis
propriétaire d’immeubles et d’une centaine d’esclaves. » Sully-Brunet parlait comme s’il s’adressait à un auditoire
lors d’une campagne électorale. Boucher était indigné, il lui
rappela le cas Furcy. « Furcy est un homme bien et un homme intelligent, il ne
doit pas rester sous le joug de cette famille qui le maltraite. Il
faut l’aider... » Sully-Brunet n’attendit pas la fin de la phrase, il reprit le
discours qu’il avait tenu pour sa campagne. « Certes Furcy est un homme cultivé, il possède des talents.
Mais le nègre est habitué à ne pas penser, à ne pas prévoir. Le
caractère de l’Africain exporté présente une infériorité si manifeste que de longues années après son arrivée dans nos colonies, il ne se montre sensible qu’aux châtiments corporels et
aux passions brutales. À peine articule-t-il quelques monosyllabes pour indiquer ses besoins. Le cafre est le dernier degré
de l’espèce humaine. » Boucher était sidéré. Après quelques mots de courtoisie, il
salua Sully-Brunet et s’en alla. Il se dit qu’il était inutile de
donner l’adresse de Furcy à Maurice. Il rentra chez lui. Gilbert Boucher mourut en cette année 1841, à cinquante-neuf ans. L’administration coloniale venait de l’informer qu’ilavait remporté son contentieux. Un ordre de 10 000 francs
accompagnait le courrier. Le monde change, les hommes aussi. Quelques années plus
tard, Sully-Brunet fut un fervent défenseur de l’abolition de
l’esclavage au sein du parti des démocrates. Mais il perdit les
élections contre le parti des conservateurs qui voulaient maintenir coûte que coûte l’asservissement.
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Je suis tombé, presque par hasard, sur le texte le plus important, celui qui me manquait, celui qui mettait un point final au
récit de Furcy, celui qui regroupait toutes les informations que
je n’avais jusqu’ici trouvées que par bribes. C’était le jugement de la Cour de cassation, il s’était déroulé à la Cour royale
de Paris. J’ai longtemps pensé qu’il n’existait pas, qu’il avait
été « effacé » comme des milliers de comptes rendus de procès,
ou qu’il avait été brûlé lors de l’incendie de la cour d’appel de
Saint-Denis. Je ne pensais pas alors que le jugement avait eu
lieu à Paris. Le 7 mai 2008, je me suis rendu à la BNF avec les références [Factum. Furcy (Indien). 1844. Rez-de-jardin. Magasin.
8-FM-1220] comme si je détenais le code d’un coffre-fort.
J’étais fébrile. Le dossier était simplement titré « Maître Ed.
Thureau en faveur de Furcy ». Dans les archives mises aux
enchères à Drouot, je n’avais trouvé nulle trace du jugement
final. Sans doute, parce qu’il avait eu lieu à Paris et que Boucher n’était plus de ce monde pour le ranger méticuleusement
dans son dossier. Mais je m’interrogeai avant d’y accéder :
était-ce un document que j’avais déjà lu ? C’était probable,
j’avais vu de nombreux textes qui se recoupaient. Mais le nomde Thureau ne me disait rien. Cela m’intriguait. Pendant
l’heure que dura l’attente, je n’arrivais pas à me concentrer ; je
pressentais quelque chose. Je consultais l’horloge de mon téléphone portable ; je marchais un peu, en essayant de ne pas trop
déranger les chercheurs et étudiants qui travaillaient studieusement. Une jeune femme avait remarqué ma nervosité que je
pensais pourtant maîtriser. Elle me sourit gentiment. Le texte était sous microfilm. Sa première page, avec sa
typographie à l’ancienne, m’avait ému. Il datait de 1844. COUR ROYALE DE PARIS
AUDIENCE SOLENNELLE
RENVOI DE CASSATION
PLAIDOYER DE Me Ed. THUREAU
POUR
LE SIEUR FURCY, INDIEN Furcy devait avoir cinquante-huit ans. Il vivait alors à l’île
Maurice. Jusqu’ici, il avait perdu tous ses procès, mais visiblement pas tout espoir.
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