L'affaire de l'esclave Furcy
d’une
carrière chaotique. Comme certains magistrats qui avaient
exercé leur fonction dans les colonies, il s’était retrouvé en
conflit avec le ministère de la Marine qu’il avait attaqué au
Conseil d’État. On lui devait 10 000 francs de traitements. Oui, il avait suivi l’affaire de l’esclave Furcy partout où il se
trouvait. Il avait tenu sa promesse au-delà de l’imaginable,
constituant pièce par pièce tout un dossier, avec énergie et
ténacité, une ardeur proche de la pathologie, ou de la foi.
Entre 1817 et 1840, presque chaque jour durant vingt-trois ans,
il avait constitué un mémoire de près de mille pages. C’était
impressionnant. Chaque pièce était recopiée en plusieurs
exemplaires, il avait laissé des brouillons, des remarques en
marge, souligné des articles de loi, repris des extraits de
registre, classé clairement les correspondances qu’il avait
reçues. Devant un tel travail, on ne pouvait qu’être admiratif,
percevant dans cette démarche quelque chose d’héroïque. Ce dossier, Gilbert Boucher l’avait légué à sa famille,
comme on lègue une fortune soigneusement constituée. Je ne
comprends pas pourquoi ses descendants ne l’ont fait resurgir
qu’un siècle et demi plus tard. Ignoraient-ils sa dimension historique, son inestimable valeur ?
31
Boucher avait suivi la carrière de Sully-Brunet, le jeune
homme timide et audacieux qu’il avait connu à Bourbon
n’existait plus. À quarante-six ans, Jacques Sully-Brunet était
désormais un homme politique influent, amené à prendre de
lourdes responsabilités. Le hasard fit qu’ils se retrouvèrent
tous les deux à Paris en cette année 1841, Sully-Brunet y habitait et entamait une carrière de député chargé des colonies.
Boucher ne faisait qu’y passer. Toute sa vie, il n’avait fait que
passer. Il avait cinquante-neuf ans, il en paraissait dix de plus.
Sa santé, dont il ne se préoccupait guère, était chancelante, il
n’avait pas bonne mine, il était désargenté, et toujours en
conflit avec l’administration qui lui devait 10 000 francs.
C’était lui qui avait demandé à voir Sully-Brunet quand il avait
appris qu’il vivait à Paris. Il voulait savoir si le député pouvait
aider d’une manière ou d’une autre Furcy ; et, pourquoi se le
cacher, il mourait d’envie de voir ce qu’était devenu le garçon
qu’il avait croisé plus de vingt ans auparavant. Le contraste était saisissant. D’un côté, un vieil homme
courbé, le regard fatigué, les cheveux défaits, les vêtements
élimés, qui tenait un vieux dossier ; de l’autre, un homme droit,sérieux, visage frais, rasé, bien coiffé, habillé impeccablement,
une serviette à la main, qui paraissait sûr de lui. Sully-Brunet n’avait pas reconnu tout de suite l’ancien procureur général de Bourbon qui était assis dans ce café de la rue
de Bondy, café trop modeste pour le standing du député, mais
il n’avait pas voulu vexer Boucher. En voyant un homme lui
sourire tristement, il comprit. L’ancien substitut se montra
courtois et respectueux. Il admirait toujours Boucher, mais
leurs opinions étaient désormais bien éloignées. « Cher monsieur, vous ne pouvez pas imaginer à quel point
je suis heureux de vous revoir. Je ne vous ai jamais oublié »,
dit Sully-Brunet. Boucher fut flatté de l’accueil. Ils parlèrent
évidemment de ce qui les avait réunis en 1817, près de vingt-quatre ans plus tôt. Mais l’ancien substitut avait oublié jusqu’au
prénom de Furcy. Quand Boucher le lui rappela, tout lui revint
à l’esprit, avec un goût désagréable : il se remémora parfaitement son exil forcé, les humiliations qui avaient suivi, et les
deux années perdues à cause de cette histoire qui l’avait obligé
à écrire au ministre pour pouvoir reprendre sa fonction. Tout
cela revint d’un seul coup, comme un cauchemar. Boucher
reprit la parole, sentant le malaise qui venait de s’installer. « Furcy m’a écrit de nombreuses lettres pour m’informer de
sa situation. Il est toujours maintenu en esclavage, il se trouve
à Maurice. Je ne sais comment l’aider, et je me suis demandé
si vous pourriez lui être d’un quelconque secours. » Sully-Brunet encaissa. Il écarta les mains, paumes vers le
ciel en hochant la tête. Après un long silence pour montrer sa
désolation — il pouvait faire beaucoup, mais pas ça — il
répondit : « Vous savez que dans ma position actuelle, il m’est
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