L'affaire de l'esclave Furcy
national, les règles inscrites dans notre législation coloniale par la
religion et l’humanité ! Ajouterais-je, messieurs, que l’homme
dont je défends les droits est bien digne de toutes vos sympathies ? Ce malheureux, qui devait être libre, a passé dans l’esclavage plus de la moitié de sa vie, il a été esclave pendant
quarante ans ! Et le jour où il a osé revendiquer sa liberté, il a
été jeté dans une prison pour y gémir une année entière ! Après,
on l’a exilé de force à Maurice où durant une dizaine d’années,
oui une dizaine d’années, on l’a contraint aux travaux forcés.
En France, les témoignages d’intérêt ne lui ont pas manqué.
Ses droits ont trouvé en monsieur Gilbert Boucher un éloquent
défenseur. Il attend avec impatience que vous proclamiez définitivement sa liberté. » Thureau savait parler. Il sentait le moment où il fallait
appuyer, et celui où il fallait se contenter de raconter sur un
ton neutre. Il savait jouer avec sa voix, la justice était aussi
une question d’intonation. Ensuite il choisit de parler de la mère de Furcy. Selon sa
conviction, c’était par sa mère que tout avait commencé. Il fallait raconter son histoire pour mieux appréhender celle de
Furcy. Moi aussi, j’avais ce sentiment-là. Plus je cherchais Furcy,
plus je me tournais vers sa mère. Je comprenais qu’ils avaient
vécu exactement la même vie. Le parallèle était impressionnant, presque deux destinées à l’identique. Tous les deux
étaient libres sans le savoir et avaient vécu dans la soumission ;
tous les deux avaient été trompés ; tous les deux avaient été
comme enlevés. Tous les deux avaient vécu dans l’ingénuité,
et ce mot qui me paraissait si doux, au début, je commençais à
l’avoir en horreur. Comme pour pousser la ressemblance, c’està l’âge de trente et un ans que Furcy avait décidé de réclamer
sa liberté. Cet âge où sa mère fut affranchie, alors qu’elle
n’avait pas besoin de l’être. Le jour où la mère de Furcy avait retrouvé la liberté, elle
était restée au service de cette femme nommée Routier. Elle
avait continué d’habiter dans la maison de son ancienne exploitante, avec ses enfants, Constance et Furcy. Jusqu’à sa mort. Je
n’ai pas compris pourquoi elle n’avait pas quitté cette habitation où elle était une esclave. Je ne peux pas imaginer que les
relations de « maître » à esclave aient pu disparaître du jour au
lendemain à cause de ce bout de papier et d’un salaire dérisoire qui ne devait pas être versé. C’est sans doute pour
cela que Furcy ne pouvait pas se voir comme un être libre.
Quand sa mère avait été affranchie, il avait trois ans. Il n’avait
jamais été éduqué à la liberté. Comment pouvait-il la revendiquer ? Le rôle des mères est parfois ambigu, celle de Furcy
avait élevé son enfant dans le respect de l’asservissement. Ce
n’est qu’après la lecture du brouillon de Gilbert Boucher que
j’avais vu qu’elle s’était battue, et que j’ai lu cette phrase,
aussi cruelle que magnifique : « Elle opposa le silence à l’injustice. » Dix minutes à peine après avoir commencé sa défense, Thureau pressentit qu’il lui fallait abandonner l’aspect strictement
juridique qui n’avait pas convaincu les juges de la cour d’appel.
Il fallait politiser l’affaire, il en avait l’intime conviction.
C’était le moment. Il changea radicalement de ton. À partir de
là, sa plaidoirie prit une tournure extraordinaire. « Je ne viens pas ici, messieurs, déclamer contre l’esclavage. L’esclavage existe comme fait, comme fait légal même ;
mais je puis du moins poser en principe que ce droit de propriété de l’homme sur l’homme, puisqu’il faut encore aujourd’hui l’appeler un droit, est un droit exceptionnel, qui ne peut
exister qu’à la condition d’être écrit dans une loi... Toute chose,
toute nation, tout homme, est présumé libre, à moins qu’on
ne représente son titre de servitude. Or, je demande où est la
loi qui a permis l’esclavage et surtout la traite des peuples de
l’Indoustan ? » Thureau jeta un coup d’œil vers Furcy. Il se racla la gorge,
ce qui trahissait une émotion. En fait, il doutait de la réussite
de sa plaidoirie. À cet instant, dans son esprit, une petite voix
intérieure l’interrogeait : « Ne vas-tu pas trop loin ? Ne te
trompes-tu pas de combat ? C’est un homme qu’il faut
défendre,
Weitere Kostenlose Bücher