L'affaire de l'esclave Furcy
travail, je désirais que
tout ce que j’étais en train de découvrir soit connu du plus
grand nombre : il y avait des textes magnifiques, des plaidoiries magistrales, dans ce dossier. Et ces sept lettres signées
Furcy.
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Gilbert Boucher pensait que pour comprendre une époque,
il fallait observer son « modèle économique », voir comme il
fonctionnait. Pour lui, l’esclavage était un redoutable système, sans doute
le plus rentable qui ait jamais existé. Boucher avait des pensées amères : « On a habillé l’esclavage du vernis de la morale,
de la religion. Ah, Dieu ! qu’est-ce qu’on a pu faire en ton
nom ! On l’a même justifié par des considérations physiques,
naturelles... En réalité, il n’est question que d’argent, de commerce. La religion, comme la morale — fluctuante —, n’était
que le moyen de faire admettre des atrocités », se disait-il. Et la couleur de la peau ? D’abord, le mot noir était avant
tout synonyme d’esclave. Ensuite, à l’île Bourbon, il existait
tellement de nuances de couleur de peau qu’il était bien difficile de s’y retrouver. On avait bien essayé d’établir des catégories : blanc, métis, noir ou rouge. C’était tellement compliqué
que l’administration coloniale avait abdiqué face à toute tentative de classification. En pensant à cela, Boucher avait esquissé
un sourire. Il se rappelait qu’à son arrivée sur l’île Bourbon, il
avait été frappé par cet extraordinaire mélange de population.
On y croisait des gens de toutes sortes, des noirs aux traitsd’Asiatiques, des blancs aux formes négroïdes, des Indiens,
des blonds à la peau brune, et toutes les couleurs et toutes les
formes de cheveux... Il existait tant de teintes de peau, y compris au sein d’une même famille, qu’il était bien difficile de
classer tel homme ou telle femme dans telle catégorie. Enfin, tout était bien moins monochrome qu’on veut bien le
croire. Bien sûr, il y avait des noirs esclaves. Mais des noirs
possédaient aussi des esclaves, et nombre d’entre eux étaient
farouchement opposés à toute idée d’abolition. Des noirs chassaient, jusqu’à les tuer, d’autres noirs. Des noirs asservissaient
des métis... Et il arrivait souvent que, dès qu’un esclave devenait affranchi, il ambitionnait de posséder des esclaves, lui
aussi. Des blancs aidaient des noirs, et vice versa... Boucher
savait également que dans l’Afrique de l’Ouest des hommes
— noirs, notamment des rois autoproclamés, des princes de
village ou des chefs de tribu — s’étaient considérablement
enrichis en vendant une partie de leur peuple. Ils n’étaient
pas les moins atroces quand il s’agissait de maltraiter et de
torturer. Des musulmans, aussi, avaient exercé les pires
exactions. Il suffisait d’observer le système économique, et tout s’éclairait. Cette idée ne quittait pas l’esprit de Gilbert Boucher. Si
l’on regardait de plus près, pensait-il, tout était organisé pour
maintenir le système en place : l’homme considéré comme une
marchandise ; l’interdiction pour les esclaves de posséder et
donc de s’enrichir ; l’interdiction de s’instruire ; l’interdiction
de porter plainte... Tout était diaboliquement ingénieux.
D’ailleurs, quand cela pouvait arranger les esclavagistes, on
mettait de côté certaines considérations. Les relations sexuelles
entre blancs et noirs, par exemple, pour ne pas dire les viols,
étaient monnaie courante. On s’en accommodait. Tous les rouages politiques, administratifs, judiciaires tendaient vers ce seul but : entretenir la machine esclavagiste pour
nourrir l’économie. Des industries entières avaient prospéré
grâce à ce système. Autrement, ce n’aurait pas été aussi efficace. L’abolition faisait peur, non pour des raisons idéologiques ou philosophiques, mais pour des raisons économiques. La loi établissait qu’un homme était une marchandise. Et,
forcément, en luttant contre cela, on entrait dans l’illégalité. C’est pour ces raisons que l’affaire de l’esclave Furcy ébranlait tout une organisation parce qu’elle prenait la voie des tribunaux, elle attaquait au cœur du fonctionnement, avec le
« risque » que 16 000 esclaves exigent leur liberté. C’est pour
cela aussi que Boucher s’était juré de ne jamais perdre de vue
cette histoire, quel que soit le lieu où il se trouverait. Et Dieu sait qu’il en avait fait des villes, en raison
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