L'affaire Nicolas le Floch
curieux. J'hésite à le considérer comme la cause principale de la mort, mais il pourrait y avoir grandement contribué.
— Peut-être dit Sanson, par l'angoisse d'étouffement provoqué par le gonflement des chairs. Le cœur, alors, aurait pu céder.
Un grand silence s'établit à nouveau. Bourdeau semblait perdu dans la contemplation du corps dissimulé par le sac.
— Il y a d'autres constatations, dit Sanson. Ainsi, il est probable qu'il y a eu conjonction charnelle ; les traces sont troublantes.
Nicolas songea que cette restriction n'avait pas de sens.
— L'étrange, reprit Semacgus, c'est l'absence d'aliments dans les entrailles de la victime. Quelques déjections et traces de liquide, c'est tout.
— Il sera d'autant plus utile, dit Bourdeau, d'analyser le breuvage blanchâtre trouvé au chevet de la victime, une sorte de lait. Je m'étonne cependant, messieurs, qu'aucun aliment n'ait été découvert, alors que nous savons positivement que la victime sortait d'un souper prolongé.
— Peut-être, avança Sanson, a-t-elle été conduite à rejeter ce qu'elle avait mangé ? Vos constatations à son logis laissent-elles une chance à cette hypothèse ?
— D'aucune façon. Les déjections étaient liquides et nous n'avons rien trouvé de semblable à ce que vous imaginez dans la garde-robe. Le docteur Semacgus examinera avec le plus grand soin le liquide en question et les restes du repas qui sont dans ce panier.
— Alors, il faut croire que la solution réside dans ce liquide que je vais analyser dès que possible, ainsi que les aliments rapportés par vos soins, dit le chirurgien. Je crois que nous avons fait notre possible ce soir. Retrouvons-nous ici demain vers trois heures de relevée. Je vous ferai part de mes résultats.
Semacgus repliait la serviette de cuir qui renfermait ses instruments. Sa hâte à les nettoyer sous l'eau d'une fontaine de cuivre indiquait à ceux qui connaissaient ses habitudes qu'un rendez-vous l'attendait et qu'il ne souhaitait pas prolonger la séance. Il s'inclina et disparut sous la voûte de l'escalier ; ses pas résonnèrent dans le lointain. Sanson s'apprêtait lui aussi à prendre congé quand l'inspecteur l'entraîna dans un angle du caveau et lui parla un long moment à l'oreille. Ils se retournèrent tous deux souriants vers Nicolas.
— Monsieur le commissaire, dit Bourdeau, je vous ai trouvé un asile pour la nuit. Notre ami accepte de vous accueillir dans sa demeure. C'est un endroit où personne n'aurait l'idée de venir vous chercher.
Il toussa, gêné par ce qu'il venait de dire, et qui pouvait apparaître blessant à l'exécuteur des hautes œuvres.
— Je vous retrouverai demain matin devant l'hôtel des Menus Plaisirs 11 , vers midi. Nous poursuivrons l'enquête qui, pour le moment, ne me semble en rien concluante. Certes, il ressort de l'ouverture que la victime a été empoisonnée, mais la cause et les circonstances demeurent inconnues.
Nicolas ôta ses lunettes.
— J'ai scrupule, dit-il, à m'imposer chez notre ami au risque de le compromettre.
— Monsieur, dit Sanson, c'est un honneur pour moi. Calmez vos alarmes ! Je ne risque rien. On ne perd pas une charge que l'on ne possède pas encore. Et quand même cela serait, je gage qu'il n'y aurait pas foule à se battre pour la réclamer !
— Comment, dit Nicolas, vous n'êtes pas en charge ? Chacun pourtant reconnaît en vous Monsieur de Paris.
Le bourreau eut un sourire triste.
— Mon père est toujours vivant et ne s'est jamais dessaisi d'une charge que Sa Majesté seule peut l'autoriser à quitter. Le jour venu, et si cela se produit, le roi me confirmera dans ces fonctions par une lettre de provision.
— Mais quel est ce mystère ? s'étonna Bourdeau.
— Charles-Jean-Baptiste Sanson, mon père, paralysé d'un bras en 1754, s'était retiré à la campagne. C'est pourquoi, je vous l'ai jadis raconté, mon oncle Gabriel, bourreau de Reims, a présidé avec moi à l'exécution du régicide Damiens en 1757. Il ne s'est jamais remis des conditions si affreuses de cette exécution.
— Il me semblait, reprit Bourdeau, que votre père avait encore officié lors de l'exécution de M. de Lally, baron de Tollendal.
— Cela est véridique. Mon père connaissait depuis longtemps le baron. Lorsqu'il était jeune officier au Royal-Irlandais, il se réfugia dans notre maison à la suite d'une pluie torrentielle. Il eut l'idée curieuse de demander à mon père
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