L'affaire Nicolas le Floch
dévasté se superposant à celui de sa maîtresse dans sa rayonnante beauté. Il se souvint soudain d'une des observations de l'ouverture. Julie avait donc reçu un homme, ce soir-là... Non seulement reçu, mais aussi aimé si l'on en croyait les experts. Elle le trompait. Il en éprouva une douleur rétrospective dont il espérait qu'elle dissiperait le chagrin de sa perte. En vain : les deux sentiments – l'amertume du chagrin et la colère rageuse de la trahison – s'ajoutaient, sans se confondre. Une question inutile se présenta à son esprit : qu'aurait-il fait s'il avait surpris Julie dans les bras de son rival ? À vrai dire, il n'en savait rien, mais il éprouvait l'angoisse de cette incertitude qui le tenaillait comme une folie. Il prit une longue inspiration, s'efforçant de retrouver le calme et la sérénité de l'enquêteur.
Sous son déguisement, Nicolas n'avait pas été en mesure d'apporter son concours au débat. Ses réflexions s'ordonnaient cependant avec la plus grande netteté. Si Mme de Lastérieux avait l'estomac vide, cela s'expliquait par ses habitudes. Pour ne pas enflammer davantage un tempérament généreux, elle ne mangeait jamais de viande et, de surcroît, détestait le poulet, et en particulier celui traité à la manière des Îles et son assaisonnement de feu. Œufs et laitages, fruits, légumes et salades en saison, constituaient l'essentiel de son alimentation. L'assiette trouvée à son chevet ne pouvait, dans ces conditions, lui être destinée. Tout prouvait qu'elle n'était pas seule, et la logique conduisait à penser que le mets en question visait à apaiser la fringale de l'amant de passage. Or, lui Nicolas, savait que ce plat était d'habitude préparé en son honneur et que sa présence risquait de signifier une chose, c'était qu'on voulût faire accroire qu'il avait passé une partie de la nuit avec sa maîtresse. Cela supposait une bonne connaissance des usages de la maison, et le but de tout cela était, à l'évidence, de le mettre en position de principal suspect dans le cas où l'empoisonnement criminel serait avéré. Il ne croyait pas, en effet, à l'accident. Trop de détails s'accumulaient, tissant peu à peu une toile au milieu de laquelle il finirait par s'empêtrer comme l'impuissante victime d'un mystérieux et invisible prédateur.
La conjoncture était donc des plus défavorable. Depuis longtemps, la justice du royaume punissait avec la plus extrême rigueur l'empoisonnement, considéré comme le plus grave des crimes. Il s'agissait de mettre un terme à une violence dont le siècle dernier offrait des exemples encore présents dans toutes les mémoires. Le roi Louis XIV avait réagi avec fermeté à cette violation des lois fondamentales de la nature, et, cela, d'autant plus que les coupables se rencontraient jusqu'aux marches du trône. Nicolas connaissait la rigueur de la procédure dans ce domaine, et celle aussi du châtiment, mises répétées à la question, mort sur le bûcher et infamie posthume. Il se souvint que chez lui, en Bretagne, le suspect était interrogé au moyen des escarpins de soufre, torture particulièrement atroce.
Après la porte Saint-Denis, la voiture prit à main gauche le boulevard jusqu'à son croisement avec la rue Poissonnière. Nicolas remarqua au passage la masse sombre de l'hôtel des Menus Plaisirs, devant lequel il avait rendez-vous le lendemain avec Bourdeau. Alors qu'ils se dirigeaient vers l'angle de la rue d'Enfer où se trouvait la demeure de Sanson, Nicolas, en vieux Parisien, songea qu'il existait curieusement deux rues du même nom à Paris, l'une dans les murs, dans le quartier du Mont-Parnasse, et l'autre dans ce quartier de banlieue appelé Nouvelle-France, où les bourgeois de fraîche date bâtissaient autour de l'immense tenure du couvent de Saint-Lazare. L'attention de M. de Sartine avait été appelée sur les accidents fréquents le long de cette enceinte.
— Voyez, dit Sanson, dont l'esprit suivait la même pente, l'endroit est fort dangereux. C'est par là qu'arrivent tous les maraîchers, la plupart du temps des femmes portant des hottes à denrées pour l'approvisionnement de la capitale. Plusieurs d'entre elles, chaque semaine, se cassent bras et jambes sur cette bande étroite de terre fangeuse et glissante qu'elles sont contraintes d'emprunter, de crainte d'être accrochées par les voitures.
— Je ne le sais que trop bien, répondit Nicolas. Les religieux renâclent à
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