L'affaire Nicolas le Floch
reconnut comme préparé à la manière des Antilles, plat dont il raffolait tout particulièrement.
— Il faudra recueillir tout cela, le porter à la basse-geôle où Semacgus s'en chargera et pratiquera l'examen, y compris l'essai sur des rats.
Bourdeau se voûtait de plus en plus, en proie à un évident dilemme intérieur.
— Je devrais rendre compte à M. de Sartine...
Nicolas lui répondit sur un ton un peu vif.
— En effet. Pourquoi, également, ne pas lui faire observer que vous étiez accompagné d'un huissier, inconnu de sa compagnie, porteur de très belles bottes de cavalier ? Lequel vous a d'ailleurs indiqué qu'il en gardait une autre paire dans un placard, où ledit huissier, inconnu sur la place, je le répète, lui fit apercevoir des hardes appartenant à un commissaire de police au Châtelet qu'il n'avait jamais rencontré, et pour cause, mais dont il reconnaissait les culottes ! Quand je vous disais que nous nous engagions dans une impasse... Vous voilà pris dans un piège, et moi avec vous. Notre machination se referme sur nous. Je n'aurais jamais dû accepter votre généreuse proposition.
— Dieu juste, dit Bourdeau, fasse que cet empoisonnement soit naturel ! Dans le cas contraire...
Ni l'un ni l'autre n'eurent le cœur d'aller au bout de cette éventualité. Ce qui faisait le plus mal à Nicolas, c'était de penser que lui-même, à la place de Bourdeau, n'aurait pu s'empêcher de s'interroger sur la présence troublante des traces de bottes.
III
PIÈGE
Jesuz mab Doue, n'eo bet kredet,
Piv en e vro a ve profed ?
Jésus, Fils de Dieu, n'a pas été cru,
Qui serait prophète dans son pays ?
Dicton breton
Les instructions et les décisions s'étaient succédé avec méthode. Bourdeau prenait décidément les choses en main. Des émissaires avaient été dépêchés au docteur Semacgus, à Vaugirard, et à Sanson, bourreau de Paris, qui demeurait hors les murs dans une maison lui appartenant à l'angle de la rue Poissonnière et de la rue d'Enfer. Depuis longtemps, Monsieur de Paris – comme on disait – prêtait les ressources de son art à l'ouverture des corps dans les enquêtes criminelles. À cet homme cultivé et discret, mais qui pouvait dissimuler – il en avait fait naguère l'expérience – des travers inattendus, Nicolas vouait une amitié sincère et pleine de compassion.
Les voitures empruntées par les exempts en mission ramèneraient les deux praticiens au Grand Châtelet où, dans la soirée, s'effectuerait l'examen du corps de Mme de Lastérieux. Il ne s'agissait pas d'une formalité ; tout était suspendu aux résultats de cette ouverture. Que la présomption d'empoisonnement criminel l'emporte et la lourde machine judiciaire s'ébranlerait sur-le-champ, avec son convoi de mesures et de procédures.
Le cœur serré, Nicolas, collé contre le mur, s'était écarté pour laisser les porteurs descendre le cadavre vers le chariot d'usage. Le cahotement du véhicule sur le pavé parisien risquant d'opérer des changements sur le corps, celui-ci avait été placé sur un lit de paille avec la tête fixée par des attelles afin de rendre les secousses moins sensibles. Auparavant, Bourdeau s'était employé à clore les ouvertures du cadavre avec de la charpie afin d'éviter que s'écoulent des liquides dont il était important d'analyser la nature.
Il avait remis à plus tard l'audition des domestiques, ainsi que celle des invités du souper de la rue de Verneuil. Elles ne s'imposaient pas dans l'immédiat. Les deux hommes laissèrent partir le chariot contenant le corps et remontèrent dans leur fiacre après que les scellés eurent été une nouvelle fois apposés sur la porte du logis. Bourdeau emportait dans un panier trouvé dans l'office les restes d'aliments découverts dans la chambre et dans la cuisine, ainsi que le breuvage blanc transvasé dans une petite bouteille dûment bouchée.
Nicolas remerciait le ciel de son déguisement. Il lui permettait de s'enfoncer dans une espèce d'assoupissement fait de stupeur et de chagrin. Un mauvais pressentiment le poursuivait. La nuit tombée ajoutait encore à son état ; il regardait sans les voir les passants emmitouflés dont les faces disparaissaient dans les cols relevés des manteaux, tant le froid recommençait à piquer. Les couleurs des rues s'effaçaient dans le brouillard humide qui tombait. Les feux des réverbères peinaient à diffuser leurs lumières. La vue de cette foule
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