L'affaire Nicolas le Floch
faire construire à leurs frais un trottoir praticable.
Nicolas entendait encore M. de Sartine, maçon et voltairien, vitupérer cette congrégation des Prêtres de la Mission, riche à millions, qui possédait une vingtaine de rues à Paris et près de vingt-cinq villages en banlieue et « pleurait ses écus sans charité ni sens du bien public ».
Pendant qu'il faisait ces réflexions, l'aide du bourreau s'évertuait à soulever le marteau de la porte cochère d'une maison cossue ; elle finit par s'ouvrir sur une cour pavée. Sanson l'invita à gravir les quelques marches menant à l'intérieur de sa demeure. Pour la première fois depuis deux jours, Nicolas éprouva une sensation de bien-être, comme si quelqu'un de compatissant l'avait serré dans ses bras. L'endroit fleurait bon la cire et le bois. Paris et ses crimes s'éloignaient soudain. Deux enfants, dont l'aîné ne devait guère dépasser les huit ans, se tenaient debout devant un escalier. Le plus âgé étreignait son frère par les épaules, les sourcils froncés, comme prêt à le défendre contre l'intrusion d'un étranger, événement rare qui rompait d'évidence la chaîne des habitudes. Sanson se débarrassa de son manteau et se mit à rire en considérant la tenue de greffier de son hôte.
— Dans cette défroque, vous allez effaroucher mes fils ! dit-il. Mes enfants, je vous présente un ami. Que son apparence ne vous égare point sur sa qualité. Il était de première nécessité qu'il passât inaperçu. Rassurez-vous, il va se changer. Monsieur, je vous présente Henri et Gabriel. Allons, venez embrasser votre père.
Encore intimidés, ils s'inclinèrent, puis se ruèrent sur le bourreau qu'ils escaladèrent en le couvrant de baisers.
— Allons, allons, un peu de tenue ! Allez plutôt prévenir votre mère que nous avons un invité. Pendant ce temps, je le conduirai à sa chambre.
Il précéda Nicolas dans l'escalier et le mena dans ses quartiers, une pièce qui respirait toujours cette sorte de confort rustique rappelant au commissaire ses souvenirs d'enfance. Sanson le laissa un moment, puis revint avec une chemise, des bas, une cravate de dentelle et un habit gris qui, bien qu'un peu large, rendit à Nicolas son élégance native. Un aide du bourreau lui apporta un broc d'eau chaude, aussitôt versé dans la cuvette de porcelaine de la table de toilette près de laquelle se dressait une psyché à roulettes. Le visage qui apparut à Nicolas une fois disparue la couche de poussière qui maquillait ses traits, le frappa comme un constat brutal. Ce n'était plus celui d'un jeune homme. L'épreuve qu'il traversait mettait sur sa face une ombre tragique, accusant les rides naissantes et faisant ressortir les cicatrices de sa jeunesse de garnement élevé au grand air et celles de sa vie mouvementée.
Sanson le rejoignit pour l'accompagner dans la salle à manger. Sur le seuil, une femme coiffée d'un bonnet de dentelle immaculé et revêtue d'une robe de serge grenat protégée par un tablier empesé lui adressa une manière de révérence. Bien en chair, un peu plus âgée que son mari, l'air avenant avec un soupçon sensible d'autorité, Nicolas comprit vite que c'était elle qui exerçait la loi sur les habitants du logis, à commencer par son époux. Cependant, un air de bonté rayonnait sur ce visage bienveillant.
— Marie-Anne, voici qui tu sais, dit le bourreau. Mme Sanson, ma femme...
— Monsieur, dit-elle, puissiez-vous croire combien je suis honorée de vous recevoir dans cette maison. Vous pardonnerez, je l'espère, la simplicité d'une table familiale surprise à l'improviste.
Elle jeta un regard sévère à son mari qui baissa la tête.
— M. Sanson aurait dû me prévenir que vous seriez des nôtres ce soir. Il m'a tant parlé de vous, et depuis si longtemps...
Elle lui adressa un gracieux sourire qui creusa les fossettes de ses joues rebondies.
— Madame, dit Nicolas, je suis au désespoir de m'imposer à vous de la sorte. Je remercie pourtant les circonstances de m'offrir l'occasion de vous rencontrer. C'est pour moi un privilège d'être reçu par mon ami Sanson au milieu de sa famille.
Il appuya sur le terme et Marie-Anne rougit de plaisir.
— Eh bien ! Prenons place.
Sanson présidait une table rectangulaire, avec Nicolas à sa droite et sa femme à sa gauche, les enfants de chaque côté. Marie-Anne hésita un moment, se leva et, regardant Nicolas dans les yeux, le pria de bien
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