L'affaire Nicolas le Floch

m'interrompez pas, sinon nous gagnerons malemort dans ce carrefour des ouragans !
    Il replia les queues de sa perruque à l'ancienne sur sa gorge.
    — Ce moderne Arétin, encouragé par le succès de ses libelles, a imaginé une manière plus prompte et moins dangereuse de gagner de l'argent. Il a choisi ses victimes, riches de préférence. Il leur fait connaître qu'il possède sur leur compte des anecdotes très scandaleuses et qu'il croit de son honnêteté de les en prévenir et de savoir s'ils ne seraient pas fâchés de les voir révélées au grand jour et à l'opinion du public. Il ajoute que, moyennant le versement de telle somme, il leur épargnera ce désagrément en ne publiant point.
    — C'est un pur chantage ! s'exclama Nicolas.
    — Le mot est faible, car l'impudent, non content de s'adresser à des particuliers de ce pays-ci, s'en prend à des illustres. Ainsi, il a osé écrire à M. le marquis de Marigny, jusqu'il y a peu directeur des bâtiments du roi et frère de feue la marquise de Pompadour. Il menace de répandre un libelle intitulé Le Pétangueule . Enfin, et c'est bien là le pire, il s'est abouché avec Mme du Barry, la menaçant de publier Les Mémoires secrets d'une femme publique . Imaginez l'indignation du roi devant le risque de voir salie la mémoire d'une femme dont le souvenir lui est cher, dans le même temps qu'on menace d'infamie son amie d'à présent.
    — J'ai peine à mesurer tant d'ignominie. S'en prendre à une femme disparue !
    — Son audace s'est portée à un point tel qu'il a écrit directement à la dame pour la rançonner de bonne façon. Elle a porté ses plaintes à M. le duc d'Aiguillon, principal ministre. Celui-ci s'est concerté secrètement avec l'ambassadeur d'Angleterre, qui manda le propos à la connaissance de sa Cour. Sa Majesté britannique ne s'est pas opposée, selon ce qu'il en fut répondu, à ce qu'on vînt enlever dans ses États, noyer dans la Tamise ou étouffer ce monstre, peste de la société et fléau du genre humain. Albion fermerait les yeux, pourvu que cela se conduisît dans le plus grand mystère, sans léser à l'extérieur les droits de la nation anglaise. En conséquence de quoi, Sa Majesté a laissé à son amie toute latitude d'agir de son propre chef, ce qu'elle a fait dans la crainte et l'égarement de la précipitation.
    — Y avez-vous pris part, monsieur ? demanda Nicolas.
    — On ne m'a pas consulté ! Un certain Marie-Félix Dormoy, marchand de chevaux et de bétail en banqueroute, qui avait fui ses créanciers outre-Manche, a proposé ses services mercenaires. Là-dessus, et en vertu de l'accord passé avec les Anglais, M. d'Aiguillon, animé par la comtesse et soucieux de lui complaire, a organisé une descente armée en Angleterre d'un groupe d'agents de la Connétablie 22 sous la direction d'un certain Béranger, soi-disant capitaine d'infanterie, en réalité espion de police et mouche. Ce sicaire lui a été recommandé sans que mon avis ait été demandé et que je sois pour rien dans la chose. Vous savez que le duc de la Vrillière, M. de Saint-Florentin, est parent par alliance du duc d'Aiguillon.
    — Si j'ose avancer un avis, dit Nicolas, il me paraît bien redoutable de faire confiance à l'Anglais.
    — Légitime boutade de Breton ! Mais, je crains que vous n'ayez raison. Un courrier nous est parvenu il y a deux jours. Rien ne va comme prévu à Londres. Pièges et chausse-trappes organisés par ce démon de Morande s'ouvrent sous les pas de nos enfants perdus sous la direction de cet incapable de Béranger. Les petits moyens ne défendent pas les grandes causes. Il est urgent d'y porter remède. Sur ma proposition, le roi vous a choisi pour cette mission, dont l'avantage subsidiaire est de vous tenir quelque temps éloigné de Paris où le vent est mauvais pour vous ces jours-ci. Recevez donc les instructions de Sa Majesté. Primo , enveloppez votre mission du plus grand secret et tâchez de régler cette situation sans esclandre. Secundo , ramenez sains et saufs, il y va du prestige de la couronne et du maintien de la paix, les membres de notre descente à Londres. Pour cela, vous avez toute autorité et pouvoir pour négocier, de puissance à puissance, avec un représentant de la Cour de Saint-James. Tertio , prenez contact avec Morande, même si vous n'obtenez rien de lui...
    — On peut toujours essayer ; je vous promets d'y travailler.
    — Avec cette figure de canaille,