L'affaire Nicolas le Floch
mission. Quel soulas pour moi de vous savoir là-bas !
— Et le ministre du roi à Londres ?
— Le comte de Guines, notre ambassadeur ? Souciez-vous de lui comme du fruit du même nom.
M. de Sartine se mit à rire de cet à-peu-près. Nicolas fut de nouveau frappé de l'air de jeunesse qui irradiait ce visage lorsque craquait son vernis austère. Il jugea ce bon mot digne du marquis de Bièvre, prince du calembour, ou du président de Saujac, son émule, dont le goût pour les saillies spirituelles n'avait d'égal que la mauvaise foi légendaire.
— L'ambassadeur, précisa Sartine, est en délicatesse avec Sa Majesté pour sa maladresse et le traitement insensé qu'il a réservé à des affaires de son emploi, lesquelles nécessitaient plus de doigté et de finesse. Vous ne serez pas troublé par le niveau de ses talents ; son enflure est en proportion de sa vacuité.
Revinrent à la mémoire de Nicolas les bruits d'un différend scandaleux entre l'ambassadeur et son secrétaire, qui accusait son chef de spéculations à la Bourse à partir d'informations confidentielles. La chronique galante rapportait en outre que l'ambassadeur de France avait été provoqué en duel par lord Crewen. Ce dernier avait enfermé sa femme. M. de Guines s'était infligé à lui-même une vérole récoltée dans un mauvais lieu de Londres et avait séduit la maîtresse du mari cocu, afin de lui en repasser le venin. La pauvre enfermée, mise au courant de l'aventure, s'était vengée en proclamant bien haut qu'on la tenait prisonnière dans sa tour pour éviter qu'elle ne jase sur le mal dont son mari était frappé.
— Et qui me donnera mes instructions ?
— Le chevalier d'Éon. En habit ou en robe, ce sera selon, dit Sartine en ricanant.
Nicolas se rappela que ce personnage étrange jouait un rôle aussi ambigu que son sexe présumé dans les menées secrètes de la politique du roi. Les mieux informés évoquaient là aussi un chantage concernant un document dont la divulgation eût été lourde de conséquences dans les relations entre la France et l'Angleterre. Le chevalier tenait la dragée haute à son maître, s'agitant sans relâche en se gardant toutefois de rompre son allégeance. Ainsi, son attitude balançait-elle entre la révolte ouverte et la loyauté conditionnelle.
— Et quelle attitude dois-je observer à l'égard de l'inspecteur Bourdeau ? demanda encore Nicolas.
— Que de questions ! Silence avec Bourdeau comme avec les autres. D'une part, il n'y a aucune raison que vous le rencontriez avant votre départ et, si la chose survenait, la discrétion la plus absolue s'imposerait. Mission secrète, ordre de se taire. Je veillerai moi-même à calmer sa curiosité en lui serinant longuement des vétilles.
Le lieutenant général de police tapait des pieds sur le sol, soit impatience des questions posées ou, plus sûrement, inconfort du froid humide qui les pénétrait peu à peu, les laissant transis.
— Ah ! Encore une chose, qui n'est pas des moindres.
Il fourragea dans l'intérieur de son habit et en sortit une bourse de velours incarnat aux flancs rebondis et une liasse de papiers qu'il tendit à Nicolas.
— Voici le nerf de la guerre ! C'est une somme rondelette en guinées et en louis d'or pour les dépenses du voyage. Usez-en avec parcimonie et prudence. Changez l'or pour du billon dès que vous pourrez, afin de ne point attirer l'attention. Quant à ces papiers, ce sont des lettres de change pour un montant illimité, négociables dans toutes les banques de la place. J'entends prévoir à toute éventualité et ne point vous laisser sans moyens. Veillez à ce que ce Morande ne tente pas de vous extorquer une contribution exorbitante au cas où vous parviendriez à faire aboutir une négociation. Il suffit d'appâter ce genre d'oiseau de proie et il s'attache à vous sans répit ni relâche ; il vous dévore en exigeant des morceaux de plus en plus gros. Brisons là, il vous faut dès à présent rentrer à Paris pour préparer votre bagage. Un carrosse du roi vous attend dans le Louvre 27 . N'oubliez pas de prendre vos armes. À bientôt.
Le commissaire s'éloigna. Sartine pensif le regardait partir. Il fit un petit geste d'adieu et le vent porta ses dernières paroles.
— Méfiez-vous des faux-semblants, des miroirs trop réfléchissants, des portes ouvertes et de la fortune de mer. Revenez-nous, le roi a besoin de vous, et...
Nicolas était désormais trop loin
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