L'affaire Nicolas le Floch

anglaise ?
    — Oui, sire. Sans excéder la patience de Votre Majesté, je puis lui rapporter que lors de la descente de la croisière anglaise dans l'estuaire de la Vilaine, le marquis de Ranreuil captura un détachement parmi lequel se trouvait un officier de marine. Ce lieutenant de vaisseau demeura une année, prisonnier sur parole, au château de Ranreuil. À la demande de mon père, il nous apprit sa langue, à ma sœur Isabelle et à moi.
    — Voilà qui est fort bien.
    Il y eut un nouveau silence, puis le roi demanda :
    — Connaissez-vous l'escamotage, Sartine ?
    — Sire, il en est de plusieurs manières...
    — Celle que j'évoque est la plus plaisante. Les princes, mes petits-fils, m'ont présenté l'autre soir, pour me divertir, un personnage étrange. Il s'agit d'un juif anglais nommé Jonas, arrivé depuis quatre mois à Paris...
    — Quatre mois et demi, fit Sartine en souriant.
    — Si vous le dites ! Il est devenu rapidement à la mode en déployant ses talents pour l'escamotage et il n'y a point aujourd'hui de soupers élégants à Paris où il ne soit appelé et où il ne serve quelque plat de son métier. Il gagne, dit-on, bien sa vie.
    — Votre Majesté voit juste, il prend trois louis par séance.
    — On le dit supérieur à ses confrères, poursuivit le roi. En particulier à Comus. Il est plus fin, alors que l'autre est seulement physicien. Le personnage possède un air balourd et une tournure ronde qui en imposent encore davantage par la distance qu'il y a entre son apparence et les disparitions merveilleuses qu'il opère. Voyez où me conduit la pente de mon esprit. Monsieur le marquis de Ranreuil, il vous faut disparaître quelque temps. Je compte sur votre intelligence et votre dévouement.
    D'une écritoire en écaille blonde de tortue, le roi sortit un papier.
    — Prenez ce sauf-conduit, il vous sera utile et vous fait mon plénipotentiaire. Sartine vous expliquera le reste. Je vous souhaite bonne chasse. Une dame de mes amies qui vous connaît vous en sera reconnaissante...
    Il lui tendit sa main sur laquelle Nicolas appuya ses lèvres avec respect.

    En dépit du temps maussade et froid, Sartine avait entraîné Nicolas dans le parc désert jusqu'au parterre de l'Orangerie où, près du bassin, la vue était si dégagée que nul ne serait en mesure de les approcher sans se signaler aussitôt à leur attention. Le gravier crissait sous les pas. Le lieutenant général de police, l'air fermé, composait son ouverture sous le regard attentif de Nicolas.
    — J'ose espérer, dit-il enfin, que vous êtes bien conscient, monsieur le commissaire, de bénéficier de la confiance particulière de Sa Majesté et d'appartenir à cette cohorte d'élus qui participent de ses plans les plus secrets. Ceci pour vous dire que les propos qui vont suivre sont de nature telle que vous aurez à les enfermer dans le tréfonds le plus reculé de votre conscience.
    Nicolas acquiesça.
    — Vous savez ce combat insensé, et toujours recommencé, que nous livrons contre tous ceux qui veulent affaiblir le roi et l'État en déversant des tombereaux d'infamie, tout ce ramas de pamphlets, de libelles et de brochures après lesquels nous ne cessons de courir. Pour un ouvrage détruit, combien d'autres largement répandus !
    Tout cela est bel et bon, songeait Nicolas, mais ce n'est pas lui qui met sens dessus dessous cinquante imprimeries pour trouver un de ces torche-culs qui avaient tant obsédé Mme de Pompadour et irritaient de même la sultane d'à présent. Au début de son influence, Mme du Barry soupçonnait Sartine, ami de Choiseul, de ne pas agir avec assez d'énergie contre ces écrits. Il avait dû se justifier.
    — Lorsqu'ils sont imprimés à Paris, reprit Sartine, la chose est aisée.
    Il remarqua la mine dubitative de son adjoint.
    — Enfin, possible... Nous possédons des moyens pour y parer. En revanche, à quelles astuces sommes-nous astreints lorsqu'il s'agit de lutter avec efficacité contre la fraude qui introduit clandestinement les fruits de la calomnie. J'en viens au fait. Un aventurier connu de longue main de mes services, réfugié en Angleterre, publie une feuille à scandales, Le Gazetier Cuirassé . Il se fait frauduleusement appeler chevalier de Morande. Son nom véritable est Thévenot, fils d'un honnête praticien de Bourgogne que ses écarts de conduite ont fait mourir de chagrin.
    — Cependant, monsieur, il est en Angleterre.
    — J'y viens, ne