L'affaire Nicolas le Floch
d'Abbeville.
VI
LONDRES
Nous sommes la seule nation que les Anglais ne méprisent pas. En revanche, ils nous font l'honneur de nous haïr avec toute la cordialité possible.
Fougeret de Montbron
Le vent chassait le brouillard matinal et poussait les nuées vers l'est. Le soleil perçait peu à peu. Nicolas réfléchissait en suivant des yeux l'horizon d'un pays uni et déplaisant dont la régularité était, par instants, coupée par de grands bois aux arbres serrés. Ayant renoncé à dormir il se tenait sur ses gardes et avait avisé le postillon d'avoir à pousser les chevaux à la moindre alerte. Il continuait à se perdre en conjectures sur les motifs d'une agression évidemment destinée à le tuer. Les recommandations de M. de Sartine lui revinrent en mémoire. Les intérêts en cause étaient si puissants que le secret de sa mission, il en était persuadé, n'avait pu être gardé. Ce secret éventé accumulait les menaces sur sa tête. Cela, il pouvait le comprendre, connaissant par ses fonctions la puissance et l'influence occulte de certains clans dans l'État, mais ce qu'il ne parvenait pas à saisir, c'était le lien existant entre la mort de Mme de Lastérieux et la traque dont il constituait le gibier. Désormais, son salut et le succès de sa mission dépendraient de sa sagacité à deviner les périls et à les éviter. On cherchait à lui nuire, à le déshonorer, à le jeter dans les griffes d'une justice dont il savait qu'elle pouvait trancher sans délai et, parfois, sans discernement les destinées humaines. Le piège de la rue de Verneuil et la tentative d'assassinat à Ailly ne pouvaient être dissociés, mais rien ne lui permettait encore de discerner avec clarté ni le contexte ni l'enchaînement pervers des causes et des conséquences. La trame commune à ces deux événements lui échappait. Il se souvint de la remarque de M. de Noblecourt dont la parole prophétique résonnait dans sa tête comme un sinistre avertissement : « Comme un fleuve est le résultat de l'apport de plusieurs rivières, ce crime est le signe de plusieurs intrigues mêlées. »
Il relaya à Abbeville, qui le surprit par son antiquité avec ses vieilles maisons mal bâties en bois et torchis. La nuit tombait, il ordonna pourtant de poursuivre. Un nouveau relais ralentit sa course à Montreuil, où il longea des tourbières qui lui rappelèrent les alentours de sa Guérande natale. Il dut élever la voix pour obtenir des chevaux qu'un autre voyageur, qui répandait l'or à profusion, voulait se réserver. Le maître de poste, en dépit des menaces de l'inconnu, se résigna à obéir à celui qui parlait au nom du roi, mais cet épisode contraria Nicolas qui voyait peu à peu s'effilocher son incognito.
Vendredi 14 janvier 1774
Boulogne apparut peu avant l'aube. Nicolas fit arrêter la berline et décida de modifier l'itinéraire de son voyage. Il recommanda au cocher de prendre désormais une allure plus modérée et de gagner, sans hâte excessive, Calais, sa destination première. Il s'agirait de faire accroire que le voyageur était malade et fatigué. Les rideaux seraient tirés et il conviendrait de réclamer des victuailles afin de ne pas attirer l'attention lors des derniers relais avant Calais. Ce port atteint, Nicolas confierait à l'habileté du cocher le soin de disparaître sans révéler l'absence de son passager. Quant à lui, à pied et par les faubourgs, il entrerait à Boulogne et tenterait d'embarquer sur le premier bateau en partance pour Douvres. Il espérait que cette ruse déconcerterait ses poursuivants.
En dépit du froid toujours piquant, Nicolas attendit le jour, le dos appuyé à un grand arbre au sommet d'une colline dégagée. Cette position dominante lui assurait de n'être point surpris à revers. Le soleil surgit enfin derrière lui, incendiant le paysage. La journée s'annonçait belle et Boulogne lui apparut resserrée dans ses remparts. La Liane voisine s'élargissait en embouchure à côté de la ville, inondant sa basse vallée et s'étendant en nappe miroitante à demi gelée. Des troupes d'oiseaux de passage, immobiles, marquaient l'emplacement des plaques de glace. La rivière se jetait dans la mer entre deux falaises. Il devina au loin une grève immense et les flots couleur d'huître parsemés de moutons d'écume.
Il descendit vers la ville traversant de pauvres faubourgs, entra dans un estaminet où il prit un bol de vin chaud largement trempé d'eau-de-vie
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