L'affaire Nicolas le Floch
qui le réchauffa. Nicolas séduisit le tenancier en lui offrant quelques verres. Celui-ci confirma ses informations. Il existait bien un service de paquebots entre Boulogne et Douvres et, cela, depuis la paix de 1763 entre les deux pays. Tout en assurant le passage des voyageurs, ces navires se consacraient toute l'année à transporter en Angleterre du vin français en bouteille. Conservées dans les caves de Boulogne, ces masses de boisson demeuraient propriété des Britanniques qui les faisaient venir au fur et à mesure de leurs besoins. Nicolas s'inquiéta des raisons de cet étrange système. Son hôte lui expliqua que, par cet arrangement, l'amateur anglais ne payait que proportionnellement à sa consommation les droits considérables dont le vin français était chargé à son entrée dans le Royaume-Uni.
Pourvu d'indications précises sur le lieu d'embarquement, Nicolas pénétra dans Boulogne dont les portes venaient d'ouvrir. Il passa sans encombre le corps de garde, à l'étonnement du factionnaire devant ce quidam à pied et si bien mis. Le paquebot devait lever l'ancre vers neuf heures. Il se promena, évitant les rues trop passantes, mais fut cependant frappé du nombre d'Anglais qu'il croisa. La différence de costume les signalait à l'attention. Il remarqua des femmes de la bonne société d'outre-Manche avec leurs robes à la mode et leurs petits chapeaux, et des Boulonnaises reconnaissables à leurs bonnets fermés et à leurs mantes tombant jusqu'aux pieds. Son expression intrigua un bourgeois qui prenait le frais devant sa porte. Il dévida un commentaire sur l'invasion des Anglais, expliquant que Boulogne constituait depuis longtemps un refuge pour ceux qui, de l'autre côté de la mer, par le désordre de leurs affaires ou par l'extravagance de leur conduite, préféraient le séjour à l'étranger à celui de leur propre patrie. L'heure avançant, Nicolas rejoignit le port où il trouva ouvert le bureau qui distribuait les billets pour le passage à Douvres.
Il monta à bord du paquebot, et se sentit soudain très ému. C'était la première fois qu'il quittait le royaume. Il avait toujours caressé le rêve de prendre la mer, et voilà que la chose arrivait sans qu'il l'ait vraiment recherchée. Le navire, Le Zéphir , était un ancien bateau marchand dont une partie des installations intérieures, transformée, permettait de coucher dans des lits de fortune une douzaine de personnes, chiffre bien inférieur au nombre de passagers possibles. Le capitaine salua Nicolas et l'informa que, depuis plusieurs jours, la tempête avait jeté et retenu dans les ports anglais des navires de toutes nationalités. Il jugeait cependant que le vent n'était pas encore fixé. Suivant sa direction, il serait possible de gagner trois heures sur la durée du passage. L'appareillage était imminent. Quelques passagers coururent se réfugier dans la chambre intérieure alors que la plupart demeuraient sur la dunette afin d'assister au départ sans gêner la manœuvre.
Nicolas examinait à la dérobée chacun de ses compagnons de voyage. Il y avait là un commerçant français avec son commis qui parlaient haut et fort et, près d'eux, deux jeunes Anglais dont l'allure, les propos et la désinvolture indiquaient qu'ils venaient d'achever le grand tour que tout fils de bonne famille un peu fortuné se doit d'accomplir afin de connaître, même d'une manière superficielle, l'Italie, l'Allemagne et la France. L'officier de marine jadis prisonnier sur parole au château de Ranreuil lui avait expliqué que le monde nouveau devait être connu dans sa variété. Une phrase de M. de Voltaire dans son Essai sur les mœurs lui revint en mémoire : « Tout ce qui est intimement lié à la nature humaine se ressemble d'un bout à l'autre de l'univers. Tout ce qui dépend de la coutume est différent et ne se ressemble que par l'effet du hasard. » Il y avait encore les quatre domestiques des jeunes gens, une matrone en voile de veuve dont le maquillage cérusé lui rappela le visage de la Paulet, sa vieille complice du Dauphin couronné , deux autres domestiques et l'équipage. Rien de suspect à première vue.
Des matelots s'affairaient autour du cabestan afin de tirer l'aussière de remontée de l'ancre. Le navire avançait sur son câble. Il entendit le maître d'équipage annoncer que celui-ci était « à pic » et que l'ancre dérapait. Passavants et ponts étaient animés de cris et d'ordres. Tandis que
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