L'affaire Nicolas le Floch
propos gênés de Sartine l'en persuadaient. Qui alors ? Le duc de Richelieu ? Ce ne pouvait être lui, il n'était pas réputé pour savoir conserver les secrets et donc pour en recueillir ; et qui le lui aurait dit ? Ou alors, le duc d'Aiguillon ? Cela n'entrait pas dans l'ordre des vraisemblances, le roi aimant travailler par voies parallèles qui, par définition, ne se rencontraient jamais. Nicolas se demanda soudain si l'entrevue entre Louis XV, Sartine et lui dans un lieu aussi public que la salle du conseil n'avait pas été surprise. La foule des laquais et huissiers ne pouvait pas être exempte de quelques brebis galeuses aux gages de ceux qui avaient intérêt à connaître les secrets du pouvoir pour assurer leur position ou accroître leur influence. Nicolas, en outre, était un peu déçu par sa conversation avec la favorite, quand il la comparait aux échanges de naguère avec Mme de Pompadour, une jouteuse d'un tout autre tempérament et d'une bien plus subtile intelligence.
Mardi 11, mercredi 12 et jeudi 13 janvier 1774
Le temps moyen pour joindre Paris à Calais, suivant la saison, variait entre six et huit jours par la diligence régulière. On avait calculé que ce délai devait être réduit de moitié ; aussi bien ne voyageait-il pas, il volait. Rien, dans cette course, ne correspondait aux règles immuables des messageries royales. Il changea plusieurs fois de cocher, tous avaient le même aspect revêche et la même discrétion respectueuse. Des chevaux frais et piaffants attendaient à chaque relais l'arrivée de leurs prédécesseurs fourbus. Les maîtres de poste les plus rébarbatifs s'évertuaient au milieu des ruades à changer les attelages sans désemparer. Nicolas se restaurait au hasard des auberges rencontrées, pillant leurs réserves et mangeant dans la berline. Il occupait son temps à lire à la triste lumière du jour d'hiver ou, la nuit, grâce aux faibles lueurs d'une lanterne intérieure. Le matin, il profitait d'un échange de chevaux pour se laver à grandes eaux aux puits et fontaines des relais de poste, riant de sa peau bleuie par le froid et des regards en biais des commères réjouies ou des servantes aguichantes.
À Ailly-le-Haut-Clocher, sur la route d'Abbeville, un cochon traversa la chaussée et fut pris en écharpe par la voiture lancée à pleine vitesse. L'attelage trébucha et l'équipage alla porter contre une borne dissimulée dans un taillis. L'une des roues se brisa. Il fallut réparer et échanger l'un des chevaux qui s'était luxé une jambe dans l'accident. Le charron et le forgeron étaient occupés dans un hameau voisin. Nicolas décida de descendre à l'auberge locale qui faisait relais. Il était las d'attendre près d'une écurie qui tenait plus du tas de fumier couvert que d'un lieu d'agrément, entouré de l'engeance curieuse et moqueuse des palefreniers. La réparation prendrait plusieurs heures, la nuit tombait et la neige menaçait.
Il tint à acheter à bon prix le porc tué au maître de poste auquel il appartenait, geste bienveillant car l'animal aurait dû être tenu enfermé et ne pas divaguer sur la grand'route. Cette bonne manière fraya la voie à des trésors de bienveillance de la part du bonhomme qui, pour le coup, secoua valets et servantes afin de satisfaire le voyageur. Le feu fut aussitôt ranimé et on dressa près de la cheminée une table pour le souper. Peu de temps après, Nicolas songea que, dans ces conditions, un voyageur pouvait être heureux comme Dieu en France. La plus misérable auberge recelait toujours quelque chose d'inattendu à déguster. Sa curiosité gourmande ne fut pas déçue. On lui apporta une terrine qui abritait un pâté tout emmailloté de crépine. Sa saveur le hanterait toute sa vie et il s'évertuerait en vain à en retrouver l'arôme. Il tenta sans succès d'obtenir la recette. L'hôte lui assura qu'elle devait demeurer un secret de famille que chacun se transmettait à son lit de mort. Les abats du cochon sacrifié, grillés dans l'âtre, constituèrent, avec une solide soupe au chou, le complément de son repas. Nicolas dévora sans remords les vestiges croustillants de sa victime. Un pot de bière pleine d'amertume, mais à la belle mousse blanche, arrosa ce festin improvisé, conclu par quelques pommes tapées et un verre de genièvre réconfortant.
En revanche, la chambre qu'on lui présenta avec force commentaires comme la meilleure de l'établissement laissait à désirer.
Weitere Kostenlose Bücher