L'affaire Nicolas le Floch
l'Arioste, enfin l'adresse dix fois répandue d'un fabricant de bandages herniaires élastiques. Les services de M. de Sartine veillaient à ce que la plupart d'entre elles fussent arrachées dès le lendemain, pour laisser la place à d'autres et éviter qu'elles ne finissent par joncher la chaussée. Aussi, la main qui les appliquait défaisait-elle son travail quelques heures après en les déchirant. Parfois des cataractes de neige et d'eau tombaient sur le fiacre, effrayant un équipage qui s'écartait, trop heureux d'échapper aux fragments de tuiles, de plâtre, ou même de plomb, détachés des toits par la tourmente. En dépit du temps exécrable, Nicolas s'amusait de cette propension du Parisien à s'arrêter sur son chemin au moindre objet d'intérêt. Il suffisait qu'un passant levât le nez vers un point quelconque pour qu'aussitôt plusieurs autres en fissent autant, cherchant ce qui avait pu solliciter son attention. Ce peuple difficile et ombrageux, songeait-il, demeurait au fond de lui-même un peuple heureux qui se laissait facilement distraire.
Un moment, la tentation le saisit d'ordonner au cocher de rejoindre la rue du faubourg Saint-Honoré en vue d'une visite inopinée au Dauphin Couronné . Il se voyait, assuré dans sa dignité d'homme meurtri par un mensonge, poser la question décisive à la Satin effarée. Si grande était sa capacité d'imagination qu'il vivait, avant même qu'elles aient eu lieu, les scènes prévisibles de sa vie. Il s'entendait parler et écouter les réponses de son amie. Cette représentation mentale revêtait parfois une telle complexité que son esprit tourmenté choisissait les variantes dont les éléments, soigneusement classés comme ceux d'un dossier de police, déclenchaient des changements de ton, des directions inattendues et des conclusions heureuses ou calamiteuses. Il se figurait ces fictions avec une telle intensité que, parfois, les scènes se mélangeaient au gré de son humeur ou de ses désirs inconscients. Inquiet de son exaltation grandissante, il finit par se convaincre de cesser un jeu cruel qui soufflait le chaud et le froid sur une blessure intime qu'il ne reconnaissait pas encore pour telle, mais dont il ressentait la souffrance. Une nouvelle fois, il ravala au fond de lui ce désir de savoir qui le taraudait depuis sa conversation avec la Présidente, dans une rue de Londres, repoussant à plus tard une démarche inévitable.
Rue Montmartre, Nicolas trouva M. de Noblecourt dans sa bibliothèque. Assis dans un grand fauteuil de tapisserie, il feuilletait un in-folio relié en veau, posé sur une table à jeu. En habit gris, coiffé et poudré, il paraissait rajeuni. Il sourit à la vue du commissaire.
— Que je m'en veux d'être né si tard ! soupira-t-il.
— Et qu'est-ce qui justifie une affirmation si étrange ? demanda Nicolas.
— Né cinquante ans plus tôt, j'aurais vu Molière jouer Le Misanthrope ! Combien fades sont pour moi les pièces d'aujourd'hui, hormis peut-être celles de Marivaux, si vrai dans la peinture délicate des passions, mais déjà d'un autre temps, celui de ma jeunesse. Et même pour lui, je nourris des réserves l'estimant trop enclin à agiter des idées afin de les faire se heurter en suscitant de vaines subtilités. Je suis d'accord avec M. Rousseau qui n'entend pas alambiquer la vie, car alors on ne trouve que des larmes.
— Vous auriez sans doute été déçu, observa Nicolas. Je me suis laissé dire que l'illustre Poquelin tirait son interprétation vers le comique, les grimaces et le bouffon, et qu'assez vite il a transmis le soin de représenter le personnage au jeune Baron.
— Allons, protesta Noblecourt, ne détruisez pas mes illusions ! Écoutez plutôt cette alliance si parfaite du fond et de la forme :
Ah ! rien n'est comparable à mon amour extrême,
Et, dans l'ardeur qu'il a de se montrer à tous,
Il va jusqu'à former des souhaits contre vous.
Ne sentez-vous pas que l'homme qui a écrit cela a vécu et souffert ? Tant de vérité ne peut conduire qu'à la perfection. Il y a dans ce morceau comme une musique morale. Mais, que vous arrive-t-il ? Vous êtes si pâle ! Asseyez-vous.
Nicolas avait sorti de sa poche la lettre de Mme de Lastérieux. À voix basse, il expliqua à son vieil ami tous les éléments nouveaux de l'affaire.
— Cette lettre, dit-il, m'intriguait par son peu de conformité avec ce que j'étais fondé à connaître de Julie et me semblait
Weitere Kostenlose Bücher