L'affaire Nicolas le Floch
qu'une feinte franchise lui apporterait. Ne faites pas cette tête, je plaisante.
— J'ai parlé sans trop réfléchir, soupira Nicolas.
— C'est ce qui fait votre charme ! Je peux comprends que les deux dernières semaines aient pu éprouver la constance la plus affirmée. J'estime que vous vous êtes fort bien conduit et je jubile de clouer le bec au lieutenant criminel. Poursuivez vos investigations et rendez-moi compte.
En sortant du cabinet du lieutenant général de police, Nicolas croisa un homme qui montait quatre à quatre les degrés de l'escalier en sifflant un air d'opéra. Il reconnut M. Caron de Beaumarchais, homme à la mode, et factotum des filles du roi. Ils s'étaient déjà rencontrés chez Madame Adélaïde. Il lui fit promettre de venir lui demander à souper un soir à sa convenance. Un mouvement spontané de sympathie portait le commissaire vers cette figure ouverte et amusante. Il rejoignit sa voiture. Il ne dînerait pas, en prévision de la soirée chez Semacgus. Il décida de se faire conduire chez M e Vachon, son tailleur, rue Vieille-du-Temple. Les péripéties de son voyage n'avaient pas été sans conséquences sur l'état et la solidité de vêtements pourtant promis à un plus long avenir. Il s'attachait à ses habits et les abandonner était toujours pour lui un crève-cœur. Pour pallier cet inconvénient, il commanderait désormais ceux-ci par couples identiques.
M e Vachon apparut égal à lui-même, de plus en plus voûté et diaphane, mais toujours disert et manifestant encore cette autorité qui lui permettait de régner, mi-grondeur mi-paternel, sur une troupe d'apprentis moqueurs, mais prompts à tirer l'aiguille dans le bon sens au moindre coup d'œil sévère du maître. Tout en prenant les mesures de Nicolas, à qui il fit observer ironiquement qu'il prenait de l'ampleur, le tailleur se mit à jaser de menues anecdotes de la ville. Nicolas choisit ses tissus, un satin feuille morte à reflets mordorés pour l'habit et un lainage plus sombre pour le manteau. Les deux couleurs appariées produisaient le meilleur effet. M e Vachon l'entraîna un moment loin des apprentis, dans un recoin de sa boutique où on ne pouvait les entendre.
— Monsieur le commissaire, commença-t-il, je m'en laisse conter beaucoup par les temps qui courent. Le peuple gronde de plus en plus contre Sa Majesté. De mauvaises gens font courir sur lui des bruits désastreux. Oh ! je devine ce que vous supposez. Ce n'est pas cela : le peuple est accoutumé à la conduite privée du roi, elle ne scandalise plus vraiment. En revanche, on dit qu'il dispose d'un trésor particulier et que, pour dispenser ses largesses à la nouvelle sultane, il le grossit par le jeu des actions comme un négociant, mais avec moins de risques parce qu'informé de l'état des finances il peut prévoir la hausse et la baisse. On dit que ces spéculations portent sur le commerce des blés et que Sa Majesté se serait emparée d'un coupable monopole auquel on attribue la disette et le renchérissement des grains. Voilà ! Dites cela à M. de Sartine. Je me crois obligé de vous en faire rapport, en bon citoyen et fidèle sujet.
Nicolas remercia le tailleur qui l'accompagna à la porte, l'air accablé. Ces propos ne le surprenaient pas. Il constatait avec tristesse qu'ils recoupaient ce que les mouches et espions de la lieutenance générale de police répétaient depuis des mois sans parvenir à faire taire la rumeur ni à en déterminer l'origine. Il se rappelait ces bruits recueillis dans les lieux publics et les salons qui, chaque soir, classés avec soin, mis en ordre et rédigés dans l'arrière-cabinet de M. de Sartine, servaient à faire des extraits adressés ensuite aux ministres que ces ragots pouvaient intéresser.
Le réseau serré de ruelles situées entre le quartier du Marais et celui de la Halle, où passait avec difficulté une seule voiture, ralentissait son retour vers la rue Montmartre. Certaines voies étaient si étroites que Nicolas aurait pu toucher les maisons et lire, au gré des arrêts successifs, les innombrables affiches des murailles couvertes de mandements, d'annonces de charlatans, de décisions du Parlement, de sentences du Châtelet, de ventes après décisions de justice, de monitoires, de recherches de chiens et de chats perdus, d'avis de décès, de la réclame d'une représentation exceptionnelle d'un Theatro di Puppi sicilien avec au programme le Roland Furieux de
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