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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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le grain de la peau blafard. Des yeux nets : pas alcoolique. Le mouvement du corps du jeune homme sur le banc gardait un élan flexible. Ce dormeur-là, couché sur la terre nue des Sibéries, aucun scintillement d'étoiles ne le tuerait, car son acharnement ne s'endormait jamais. Kondratiev l'oublia un moment.
    … Tels devaient être les rôdeurs de la taïga du Haut-Angara, du Vitim, de la Tchara, de la Zolotaya Dolina, Vallée de l'Or. Ils suivent à d'invisibles traces les bêtes des bois, ils devinent l'orage, ils craignent l'ours, ils le tutoient comme un frère aîné qu'il est sage de respecter. Ce sont eux qui apportent aux comptoirs de la solitude les fourrures argentées et des bourses de cuir rebondies, pleines de grains d'or – pour le trésor de guerre de la République socialiste. Un petit fonctionnaire silencieux parce qu'il a perdu l'habitude de la parole, qui vit seul avec sa femme, son chien, sa mitraillette et les oiseaux du ciel, dans une isba en gros rondins noircis, pèse les grains d'or, compte les roubles, vend la vodka, les allumettes, la poudre, le tabac, la précieuse bouteille vide, fait des inscriptions au livret de travail de l'Équipe coopérative des chercheurs d'or. Il avale en souriant un verre d'eau-de-vie, il établit un calcul, il dit à l'homme de la taïga : « Camarade, ce n'est pas assez. Tu n'as rempli la tâche prévue par le plan de la production qu'à raison de 92 %… Ça ne va pas. Rattrape-toi ou je ne pourrai plus te vendre de l'alcool… » Il le dit d'une voix éteinte, et il ajoute : « Palmyra, apporte-nous du thé… », car sa femme s'appelle Palmyra, mais il ignore que c'est un nom merveilleux de cité disparue dans un autre monde, sous les sables, les palmes, le soleil… Ces chasseurs, ces prospecteurs, ces laveurs d'or, ces jeunes géologues, ces ingénieurs yakoutes, bouriates, mongols, toungouses, oryates, grands-russiens des capitales, jeunes communistes, membres du parti, initiés à la sorcellerie des shamans, ces commis demi-fous de solitude, leurs femmes, leurs petites Yakoutes des hameaux perdus, qui se vendent dans l'angle obscur de l'habitation, pour une pincée de grains blonds ou pour un paquet de cigarettes, les contrôleurs du trust, guettés sur les pistes par des fusils sciés, les ingénieurs qui connaissent les dernières statistiques du Transvaal et les méthodes nouvelles du forage hydraulique pour l'exploitation des couches aurifères profondes, tous, tous, ils vivent une vie magnifique sous le double signe du Plan et des nuits scintillantes, à l'avant-garde des hommes en marche, en tête à tête avec la Voie lactée ! – Le préambule du Rapport sur l'émulation socialiste et le sabotage dans les placers d'or de la Zolotaya Dolina contenait ces lignes : « … Comme le disait naguère notre grand camarade Toulaév traîtreusement assassiné par les terroristes trotskystes-fascistes au service de l'impérialisme mondial, les travailleurs de l'or forment un contingent d'élite à la pointe de l'arfilée socialiste. Ils battent Wall Street et la City avec les armes mêmes du capitalisme… » Ah, Toulaév, ce gros imbécile, et ce rabâchage de procureurs ivres de bassesse… Platement dit, pour l'or, vrai tout de même… Les vents glacés du Nord roulent vers cette contrée des nuages violacés chargés de neige. Derrière eux, la blancheur recouvre l'univers rendu à une sorte de néant. Devant eux fuient de telles multitudes d'oiseaux que le ciel en est couvert. Au couchant, certaines volées lointaines d'oiseaux blancs déroulent avec lenteur dans la nue de légers serpents dorés. Le plan doit être accompli avant l'hiver.
    Kondratiev redécouvrit les chaussures lacées de ficelles du marcheur en détresse.
    – Étudiant ?
    – Technologie, troisième année.
    Kondratiev pensait à trop de choses à la fois. À l'hiver, à Tamara Léontiévna qui viendrait, à la vie recommencée, aux enfermés de la prison intérieure où il avait cru finir cette journée, aux morts, à Moscou, à la Vallée de l'Or. Sans regarder le jeune homme – et que lui importait après tout ce maigre visage amer ? –, il dit :
    – Veux-tu te battre avec l'hiver, avec le désert, avec la solitude, avec la terre, avec les nuits ? Te battre, entends-tu ? Je suis chef d'entreprise. Je t'offre du travail dans la brousse sibérienne.
    L'étudiant répondit sans prendre le temps de réfléchir :
    – Si c'est sérieux, j'accepte, Je n'ai rien à perdre,

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