L'affaire Toulaév
imaginaire… Le chef sourit :
– De nos jours, mon vieux, Tchékhov et Tolstoï seraient d'authentiques contre-révolutionnaires… J'aime bien les littérateurs pourtant, sans avoir le temps de lire… Il y en a qui sont utiles… Je les fais payer très cher… Un roman leur rapporte parfois plus que plusieurs vies de prolétaires. Est-ce juste ou pas juste ? Nous avons besoin de ça… Mais je n'ai pas besoin de ta psychologie, Kondratiev.
Une pause un peu bizarre suivit. Le chef bourrait sa pipe. Kondratiev contemplait la mappemonde. Les morts ne peuvent plus bourrer leurs pipes ni s'enorgueillir de Magnitogorsk qu'ils ont construit ! Plus rien à ajouter, tout était mis au point sous une clarté impersonnelle qui ne permettait ni la manœuvre ni la crainte. Les conséquences en seraient ce qu'elles devaient être : irrévocables.
Le chef dit :
– Sais-tu que l'on t'a dénoncé ? Que l'on t'accuse de trahison ?
– Naturellement ! Comment tous ces salauds ne me dénonceraient-ils pas ? Ils ne vivent que de ça. Ils bouffent des dénonciations matin et soir…
– Ce qu'ils affirment ne semble pas invraisemblable…
– Parbleu ! Ils savent cuisiner ça. À notre époque, quoi de plus facile ? Mais quel que soit le puant galimatias qu'ils t'envoient…
– Je sais. J'ai étudié l'affaire. Une histoire espagnole plus qu'idiote… Tu as eu tort de t'en mêler, c'est certain… Qu'on en ait fait là-bas, des saletés et des bêtises, je le sais mieux que quiconque… Ce stupide procureur voulait te faire arrêter… Une fois en chemin, ils arrêteraient tout Moscou. C'est une brute dont il faudra nous débarrasser un jour. Une sorte de maniaque.
« Passons. Ma décision est prise. Tu pars pour la Sibérie orientale, on t'apportera ta nomination demain matin. Ne perds pas un jour… Zolotaya Dolina, la Vallée de l'Or, tu sais ce que c'est ? Notre Klondyke, une production augmentée chaque année de 40 à 50 %… Des techniciens admirables, plusieurs affaires de sabotage comme il se doit… »
Content de lui-même, le chef se mit à rire. La plaisanterie ne lui réussissant pas, le rendait parfois agressif. Il se voulait jovial. Son rire était toujours un peu forcé.
– Il nous faut là un homme de caractère ; des nerfs, de l'enthousiasme, l'instinct marxiste de l'or…
– Je déteste l'or, dit Kondratiev avec une sorte d'emportement.
La vie ? L'exil dans les montagnes de Yakoutie, dans la brousse blanche, au milieu des placers secrets, inconnus de l'univers ? Son être entier s'était préparé à une catastrophe, endurci à l'attendre, accoutumé à la souhaiter amèrement comme l'homme pris de vertige au-dessus d'un précipice sait qu'un double en lui aspire au soulagement de la chute. Alors quoi ? Tu me fais grâce après ce que je suis venu te dire ? Te joues-tu de moi ? Ne vais-je pas, sortant d'ici disparaître à un coin de rue ? Il est trop tard pour nous rendre confiance, tu nous as trop massacrés, je ne crois plus en toi, je ne veux pas de tes missions qui sont des pièges ! Tu n'oublieras jamais ce que je t'ai dit et si tu me fais grâce aujourd'hui, c'est pour ordonner mon arrestation dans six mois, quand le remords et le soupçon te monteront à la tête…
– Non, Iossif, je te remercie de m'accorder la vie, je crois en toi, je venais chercher ici mon salut, tu es grand quand même, toi, tu es parfois aveugle lorsque tu frappes, tu es perfide, tu es dévoré de sanglantes jalousies, mais tu es encore le chef de la révolution, nous n'avons que toi, je te remercie.
Kondratiev contint l'effusion comme la protestation. Il n'y eut pas de pause. Le chef riait de nouveau :
– Littérateur, je le disais bien. Moi, l'or, je m'en moque… Excuse-moi, c'est jour d'audience. Tu prendras le dossier de l'Or au secrétariat, étudie-le. Les rapports, tu me les enverras directement. Je compte sur toi. Bon voyage, frère !
– Entendu. Porte-toi bien. Au revoir.
L'audience avait duré quatorze minutes… Kondratiev reçut des mains d'un secrétaire une serviette de cuir sur laquelle se détachaient en lettres dorées ces mots magiques : Trust de l'Or de la Sibérie orientale. Il passa sans les voir devant des uniformes bleus. La clarté du jour lui parut transparente. Il marcha un moment parmi les passants sans penser à rien. Une joie physique montait en lui, à laquelle son esprit demeurait étranger. Il éprouvait aussi une tristesse pareille à un sentiment d'inutilité. Il alla
Weitere Kostenlose Bücher