L'Amour Courtois
se
croit-elle libre d’aimer seulement l’élu de son cœur, Tristan. Mais c’est
compter sans la nature . Le roi Mark « tendit
les bras vers Yseult et l’enlaça. Le roi ne s’aperçut pas qu’il étreignait, à l’approche
du matin, une autre compagne que celle qu’il avait tenue entre ses bras aux
premières heures de la nuit. Yseult, de son côté, se montra docile au plaisir
du roi [91] . Comme elle s’entendait
à feindre [92] , elle répondit à ses
caresses ; lui-même lui prodigua tant de
tendresse que la reine en conçut de la joie [93] ».
Alors, de quoi s’agit-il ? de duplicité ? d’hypocrisie ? de
trahison ? Il faut bien avouer que tout cela est troublant.
Cependant, peu à peu, au fur et à mesure que s’instaure la société
androcratique, la déesse perd de sa puissance au profit de son amant, qui est
souvent son propre fils. En pleine époque courtoise, le couple formé par
Viviane et Merlin est révélateur de cet état de choses : Viviane est
initiée par Merlin, elle est donc inférieure à Merlin. Mais il y a un brusque
retournement de situation, un véritable retour aux origines : une fois
pleinement initiée, Viviane – qui deviendra la Dame du Lac, image incontestable
de la déesse-mère – prend le dessus à l’intérieur de la dyade et enferme Merlin
dans un château d’air invisible. La seule différence avec la situation
originelle, c’est que Merlin a volontairement choisi son sort : ainsi est
reconstitué le couple infernal qui sera celui de la fin’amor .
Cette constatation est importante dans la mesure où le
couple Merlin-Viviane représente finalement le contrechamp du couple formé par
la Vierge à l’Enfant. Dans ce dernier, la Vierge Marie n’est que « la
servante du Seigneur », le rôle principal et théologique étant assumé par Jésus, qui est Dieu. Dans la dyade chrétienne, c’est l’élément
masculin qui domine. Du moins officiellement, car on peut se poser la question
suivante : comment ce couple était-il ressenti par les fidèles ? Il
est infiniment probable que le peuple donnait le meilleur rôle à Marie, en tant
que mère et initiatrice, en tant que protectrice du jeune Dieu. Comme le dit
excellemment Wolfgang Lederer, « la Déesse reste ce qu’elle a toujours été,
la créatrice de l’univers, l’énergie révélatrice du dieu inconnu [94] ».
Voici donc Notre Dame la Vierge définitivement en place. Et quelle
place ! On la trouve dans toutes les églises, elle envahit les autels, elle
est la Sainte parfaite et exemplaire. On chante partout ses litanies. On la
prie presque davantage que son fils. On lui construit des édifices somptueux. On
la représente sous les traits d’une reine. On la couronne. On la drape de
manteaux ornés d’or et de broderies. On lui fait parcourir, lors des processions,
de véritables parcours labyrinthiques. Elle apparaît souvent à ses dévots. Elle
leur confie ses secrets. Elle guérit des maladies incurables. Elle protège les
sources sacrées vers lesquelles se précipitent les fidèles pour boire un peu de
cette eau qui confère l’immortalité. Quelle différence y a-t-il entre le
pèlerin qui chemine vers Lourdes, hanté par l’image de la Vierge, et Lancelot
qui passe le Pont de l’Épée en pensant que son rude parcours lui donne accès à
la chambre de Guenièvre ?
Le phénomène est surprenant. Il y a loin de la timide petite
Galiléenne Marie qui répond à l’ange : « Je suis la servante du
Seigneur » à la superbe Vierge Marie qui envahit, aux XII e et XIII e siècles,
tous les sanctuaires de l’Europe chrétienne. La seule explication possible, c’est
que les fidèles ont vu en elle l’image de l’antique déesse des commencements. De
plus, elle apparaissait comme uniquement bonne :
elle était débarrassée des aspects nocturnes qui inquiétaient tant nos ancêtres
et qui tourmentent encore nombre de personnes aujourd’hui. La Vierge Marie, c’est
Notre Dame à tous, mais la Bonne Dame, la Bona Dea d’autrefois. Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que, quelque part
dans une grotte de Lourdes, Bernadette Soubirous ait pu voir une dame blanche lui parler et entendre ses douces
paroles. Car la dame blanche (thème mythologique et folklorique fort répandu) est
la focalisation de tous les désirs de pureté et de bonheur de l’humanité. C’est
aussi la fée, et dans de nombreux contes populaires, la Vierge apparaît
volontiers et
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