L'Amour Courtois
l’hypocrisie incarnée, mais aussi la faiblesse . Elle succombe aux charmes du serpent, elle
l’écoute, et provoque ainsi son malheur, le malheur d’Adam et le malheur de l’humanité
future. Ève n’est donc que le reflet fantasmatique de la femme vue par des
mâles, et soumise entièrement – en théorie – à leur vouloir, c’est-à-dire à la
projection d’eux-mêmes dans une nature différente. Le problème, c’est que l’on
a voulu faire du serpent le symbole de Sammaël, ce qu’il n’est absolument pas. Le serpent, c’est une partie d’Ève elle-même , cette
partie que l’on retrouvera plus tard aux pieds de la bienheureuse Vierge Marie.
La situation est donc très nette : Adam est en train de regarder la femme,
et dans la dichotomie fondamentale qui s’installe en lui, il la voit double , c’est-à-dire dans ses deux aspects relatifs
et complémentaires, sous la forme de la femme, telle qu’on a coutume de la voir,
et sous la forme du serpent. Adam ne parle jamais au serpent. Le serpent ne
tente pas Adam. Le dialogue entre Ève et le serpent est, toutes proportions
gardées, un dialogue identique à celui de Jésus, au désert, en train de
dialoguer avec l’Ennemi, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un débat purement
intérieur. C’est Ève après le débat que contemple Adam, et pour la première
fois, il a conscience que la femme est un être double, blanc et noir, pur et
impur, divin et satanique, créateur et destructeur, à la fois résigné et
révolté. Car Ève n’est autre que l’image élaborée et
intellectualisée de l’ancienne Lilith .
Donc le « trio » Adam-Ève-serpent n’est qu’une
illusion provoquée par la prise de conscience brutale de l’humanité, découvrant
que la femme est un être double, à la fois amante et mère. L’amante, c’est Lilith. La mère, c’est
Ève. On en revient donc à la situation primordiale des origines : l’archétype
n’est pas sous l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, mais dans les
frondaisons de l’Éden, lorsque Lilith était au milieu d’un triangle composé d’elle-même,
d’Adam et de Sammaël. Si l’on préfère, il s’agit d’Yseult entourée de Mark et
de Tristan, ou encore du Soleil entouré de la Nuit et de la Lune. Et la Trinité
chrétienne n’est pas loin non plus : le tout est de savoir laquelle des
trois personnes divines est la déesse, laquelle des trois personnes détient la
puissance réelle, le pouvoir de création [90] .
C’est dire si Lilith est en situation de force. Elle refuse
à Adam sa primauté biologique. Elle connaît le nom ineffable de Yahvé-Dieu :
si elle le prononçait, elle posséderait Dieu lui-même, et c’est ce que celui-ci,
d’après la tradition hébraïque, veut éviter à tout prix, ne serait-ce qu’en
permettant à Lilith de vivre avec Sammaël, l’ Ennemi mystérieux dont il n’est pas autrement question, mais qui se révèle lui-même
comme le double noir de Yavhé-Dieu mâle, conducteur du troupeau des Hébreux. Philosophiquement,
la vision est conforme à la dialectique, et Dieu ne peut exister qu’en face de
son double, autrement il n’aurait pas conscience d’être. Il n’y a ici aucune
casuistique : l’Être n’est rien sans le Non-Être, et la Lumière n’existe
pas sans l’Ombre qui la fait apparaître dans le monde des relativités. La
Création, telle qu’on peut la concevoir, est une absurdité si l’on oublie de
faire intervenir une séparation , une coupure , donc un fossé, entre deux parties
intégrantes du grand Tout primitif. Le mot sexe ,
prononcé si souvent, ne doit jamais être prononcé sans référence à son sens
étymologique de « séparation », « coupure ». Mais les
coupures laissent toujours des blessures douloureuses, et c’est cela dont
souffre l’humanité à travers des fins amants comme Tristan et Yseult.
Yseult le sait bien. Elle est la seule à le savoir. Elle est
aussi la seule à jouir de cette situation
triangulaire. Le texte du roman en prose du XIII e siècle
et celui de la saga norroise sont on ne peut
plus explicites : quand Brengwain se retire du lit de Mark, lors de la
fameuse nuit de noces, et qu’Yseult prend sa place « normale » aux
côtés de l’époux que la société lui destine, le roi se réveille et demande à
boire. Brengwain sert le reste du philtre. Le roi boit et se sent pris d’amour
pour Yseult. Yseult, elle, verse derrière elle le breuvage magique. Ainsi
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