L'Amour Courtois
joue le rôle autrefois assumé par la fée ou par la déesse. Elle est
déesse, du moins dans l’imagination populaire. Car le clergé veille à ce qu’on
ne dépasse pas certaines limites. La Trinité est toujours masculine. Certes, on
a essayé de présenter le Saint-Esprit comme identique à la Vierge Marie. C’est
oublier que l’Esprit est le géniteur de Jésus. Si
Marie doit être intégrée à la Trinité, ce ne peut être qu’à la place de Dieu le
Père . L’image paternelle et masculine de la divinité a été imposée par
le modèle judaïque. Certes, le peuple a besoin d’un père, et souvent, quand il
n’en a pas, il s’en cherche un, sous forme de tyran. Mais le peuple a surtout
besoin d’une mère. Et il la trouve en Marie. Alors, pourquoi pas un Dieu Mère ? L’importance du culte marial donne
à penser que cette idée réside sournoisement dans l’inconscient collectif des
chrétiens. Et ne pouvant extirper cette idée, le clergé a fait ce qu’il fallait
pour neutraliser une tendance qui aurait pu aboutir à une remise en cause de l’édifice
théologique. Le 8 décembre 1854, le pape Pie IX proclame le dogme de
l’Immaculée Conception [95] .
C’est un événement important, puisqu’il consacrait définitivement
la dichotomie entre la Vierge et le serpent. Désormais, la Vierge n’était plus
que Lumière, l’ombre étant refoulée dans les formes monstrueuses que prend le
serpent lorsqu’il rôde dans les cavernes profondes de la terre, probablement en
direction de l’Enfer. Auréolée de toute sa Lumière, la Vierge Marie devenait
uniquement « Reine du Ciel », et ne pouvant faire d’elle une déesse, ce
qui aurait été contraire au dogme, on en a fait le Temple de Dieu : Marie fut donc la seule femme à échapper au péché originel ,
la seule qui soit née en état de pureté absolue. Il fallait bien cela pour
porter l’Homme-Dieu dans ses flancs. « Je suis l’Immaculée Conception »,
dira la dame blanche à Bernadette Soubirous.
Et quelque temps auparavant, à Paris, rue du Bac, dans une chapelle appelée
aujourd’hui « chapelle de la Médaille Miraculeuse », la même dame blanche se manifestera à une modeste religieuse,
Catherine Labouré. Et celle-ci s’adressera à la dame
blanche en disant : « Marie conçue sans péché… »
L’obsession de la pureté a forgé l’image de Notre Dame la
Vierge. N’oublions pas cependant que le serpent se trouve toujours à ses pieds.
Sa puissance, elle le doit à la totalité d’elle-même, et en écrasant la tête du
serpent, elle manifeste cette puissance, reconnaissant ipso facto au serpent sa réalité. C’est dans cette
mesure que la Vierge Marie peut être l’égale de Dieu, et même plus puissante
que le Dieu traditionnel. Un théologien du XIX e siècle,
certainement en état d’extase comparable à celui de Lancelot devant la reine Guenièvre,
a écrit ces étranges paroles : « Tous
obéissent aux ordres de Marie, même Dieu [96] . »
On ne peut guère être plus net dans l’affirmation de la puissance de la
déesse-mère, même si elle demeure la Sainte Vierge [97] .
Les troubadours occitans et les trouvères du Nord, à l’époque
courtoise, se sont fait l’écho de cette dévotion presque idolâtre à l’égard de
Notre Dame. « Elle n’en fut nullement diminuée la divinité en laquelle
nous devons garder notre foi, mais l’humanité en fut élevée : il était le
Père et voulut devenir le Fils de sa Fille et lui obéir toujours, puisqu’il la fit reine du firmament : c’est
pourquoi je dois la servir dévotement » (anonyme picard). « J’appartiens
à une Dame qui ne fit ni ne dit jamais que des choses parfaites […] Son pouvoir
est tel que rois et empereurs s’honoreraient à chanter ses louanges, elle qui
est pure de toutes méchantes qualités […] Ma Dame ne veut point d’amoureux ni
de soupirant vaniteux, mais un amant sincère […] Elle n’eut jamais d’amant
véritable qui ne reçut d’elle sa juste récompense […] Ma dame est d’une figure
si parfaite que toute amélioration est inutile » (Folquet de Lunel). On
découvre même un poème homosexuel écrit par une femme-troubadour : « Dame
Marie, Mérite et Subtile valeur, la joie qui vient de vous, votre esprit et
votre précieuse beauté, votre façon d’accueillir et de faire honneur, votre
prix, votre doux langage et votre aimable compagnie, votre gentil visage et
votre charme
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