L'Amour Courtois
enjoué, votre tendre regard et vos mines amoureuses, toutes ces
qualités qui sont vôtres et qu’on ne saurait égaler font incliner mon cœur vers
vous sans nulle tromperie… » (Bieiris de Romans). Et que dire des nombreux
miracles attribués à Notre Dame, dont les conteurs nous relatent les détails
avant que les auteurs de théâtre ne les mettent sur la scène ? Le clerc
Théophile, qui avait conclu un pacte avec Satan, n’a-t-il pas été sauvé de l’enfer
par Notre Dame ? Il est vrai que la Vierge Marie connaît fort bien le serpent,
puisque celui-ci, à l’origine, faisait partie d’elle-même.
L’exemple le plus émouvant de cette dévotion à la Vierge est
sans doute le fabliau médiéval bien connu, le
Jongleur de Notre-Dame . Un pauvre poète errant est recueilli dans un couvent,
et on lui vante les mérites et la beauté de la bienheureuse Vierge Marie. Ne
sachant quoi faire pour honorer Marie, il s’en va à la chapelle et danse ses
danses profanes devant la statue de la Vierge, au grand scandale des autres
moines qui voient là-dedans des procédés qui sentent le soufre. Mais quand le
pauvre jongleur va mourir et que la Sainte Vierge apparaît et ouvre la porte du
Paradis au moribond, ils comprennent qu’on peut très bien honorer la Reine du
Ciel par des chants et des danses profanes. Parce qu’il
n’y a aucune différence entre le profane et le sacré.
Dans ces conditions, on peut rapprocher le culte de Notre
Dame la Vierge et le culte de la dame par son chevalier-amant. Le pauvre
jongleur était lui aussi l’amant – et le fils – de la Vierge. Et la Vierge ne
peut abandonner aucun de ses amants, puisqu’elle est la mère universelle, la
Mère très sainte de toute l’humanité. À l’époque courtoise, à l’éternelle
question « qui est Dieu ? » on serait tenté de répondre : Notre
Dame la Vierge. Quelque nom qu’on lui donne elle sera toujours la déesse des
commencements, et celle qui nous conduira à notre fin. « La treizième
revient, c’est encore la première », dit Gérard de Nerval qui confondait, dans
son extase mystique, la Vierge des chrétiens, la déesse Isis, la Vénus des
Latins et l’Artémis d’Éphèse, pour ne pas parler d’Aurélia, de Jenny Colon ou
de Sylvie.
Mais, par sa beauté, par sa bonté, une fois écartées les menaces
du serpent qui la relie encore à la Terre (Chtôn), Notre Dame la Vierge, reine
du Ciel, n’est-elle pas, comme la dame de la fin’amor ,
un peu trop lointaine, un peu trop inaccessible ? « Amour de terre
lointaine », dit Jaufré Rudel, « par vous tout mon cœur souffre. Je n’y
puis trouver remède, si d’abord je ne me rends, attiré par un amour grisant, en
un verger, protégé de rideaux, auprès de l’amie désirée ». Le verger, c’est
le Paradis, non pas perdu, mais à venir. On y trouve, comme en Avallon ou en
Émain Ablach, des fruits mûrs toute l’année, et il n’y a ni chagrin, ni
tristesse, ni maladie, ni mort. Puisse Notre Dame la Vierge, qui règne sur ces
lieux lointains, y conduire le pauvre troubadour qui meurt d’amour auprès d’une
fontaine tarie…
3. LA CHAMBRE ET LE VERGER
L’image du Paradis, c’est-à-dire, d’après l’étymologie
persane du mot, le verger, hante les êtres humains depuis que le monde est
monde, ou plutôt depuis que le couple primordial, Adam et Ève, a été chassé par
l’ange au glaive de feu du jardin enchanté de l’Éden, autrement dit depuis que
l’humanité a conscience qu’il existe quelque part, en un temps indéterminé, un « lieu »
où la perfection sera possible. C’est le sens de l’épreuve de l’Arbre du Bien
et du Mal. Mais depuis ce temps-là, l’être humain sait qu’il y a, au milieu du
jardin d’Éden, un autre Arbre, et que s’il mange du fruit de cet autre arbre, il
deviendra comme un dieu. Ce sont des choses que les théologiens catholiques n’aiment
point commenter, bien que le texte de la Genèse (III, 22) soit parfaitement
clair : « Yahvé Dieu dit : voilà que l’homme est devenu comme l’un
de nous, pour connaître le bien et le mal ! qu’il n’étende pas maintenant
la main, ne cueille aussi de l’arbre de vie, n’en mange et ne vive pour
toujours ! » L’être humain sait . Mais
l’entrée de l’Éden est toujours gardée par l’ange au glaive de feu. Le verger
est donc bel et bien interdit, et celui qui oserait s’y aventurer serait
atrocement brûlé par le glaive de
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