L'Amour Courtois
une femme d’être aimée de deux hommes, ni
à un homme d’être aimé de deux femmes . » Il faut cependant
comprendre qu’une personne peut être aimée sans répondre à l’amour proposé, et
se conduire de façon passive envers quelqu’un qu’elle n’aime pas. C’est le cas
pour la reine Guenièvre, sincèrement aimée par Arthur, mais qui n’aime
elle-même que Lancelot. C’est le cas pour Tristan, sincèrement aimé par Yseult
aux Blanches Mains, son épouse officielle, mais qui n’aime qu’Yseult la Blonde.
Mais alors, une autre dissonance apparaît avec la huitième règle : « Personne ne doit sans raison suffisante être privé de l’objet
de son amour . » Dans ce cas, il faut bien avouer qu’Arthur est
privé de Guenièvre et qu’Yseult aux Blanches Mains est privée de Tristan. Mais
il y a la raison suffisante : en l’occurrence, Arthur est le mari et
Yseult aux Blanches Mains l’épouse, et cela suffit. D’ailleurs, lors des jugements
d’amour prononcés au XII e siècle dans les
fameuses cours tenues par de grandes dames, une subtile casuistique s’ébauchait
déjà, préfigurant les grands développements pascaliens sur la raison nécessaire
et la raison suffisante, et cela pour la plus grande joie des apôtres de la
dialectique.
On en trouve une excellente illustration dans un jugement
rendu sous la présidence de la comtesse de Flandre. Le cas était le suivant :
un chevalier tout à fait malhonnête, et qui était, pour cette raison, réprouvé
par toutes les femmes, demanda avec tant d’audace et d’obstination l’amour d’une
dame que celle-ci se laissa fléchir et lui accorda l’espoir d’être aimé. Cette
dame, par ses conseils, sa conversation, et aussi ses caresses et ses baisers, affermit
si bien son amant que, grâce à elle, il devint honnête et de bonnes mœurs. C’est
alors qu’une autre dame lui offrit son amour. Il accepta cette proposition en oubliant
la générosité de celle qui lui avait permis de devenir meilleur. La réponse de
la comtesse de Flandre fut la suivante : « Tout le monde doit approuver
que la première amante puisse interdire à son amant les caresses de toute autre
femme : c’est elle, en effet, qui, par son application et ses efforts, a
amené un homme malhonnête à la courtoisie et à l’honnêteté. Contre cet homme, c’est
elle qui a droit et raison, puisque d’un homme sans probité, elle a fait, par
sa peine et sa sollicitude, un homme honnête et plein de moralité. » Si l’on
comprend bien, il était alors licite à cette dame de priver son amant de l’objet
de son nouvel amour, et de priver en même temps l’autre femme de celui qu’elle
aimait sans doute tout aussi sincèrement qu’elle-même. Mais il y avait une raison suffisante . Cela montre en tout cas que l’amour
courtois n’est pas une passion débridée subie par les amants, mais au contraire
un amour mûrement réfléchi et soumis au crible de la raison. C’est dans cette
mesure que l’amour courtois se présente comme une invitation au dépassement et
à la transcendance. Et pour peu qu’on analyse la légende de Tristan et Yseult
qu’on veut à tout prix nous faire passer pour une histoire de folle passion
amoureuse, on sera bien étonné de constater qu’à travers toutes les versions, y
compris dans les archétypes irlandais, la raison ne perd jamais ses droits.
Car le but avoué de tout ce jeu subtil, à la fois sensuel et
intellectuel, que constitue l’amour courtois, est de provoquer la transcendance
des amants, aussi bien du chevalier que de la dame. Le chevalier franchit des
étapes qui le mettent en quelque sorte à égalité avec une dame auparavant
inaccessible parce que plus élevée que lui, quasi divine, mais la dame, par l’épreuve
à laquelle elle soumet son amant et le bénéfice qu’elle en retire, atteint la
plénitude de son être et de sa personnalité. Tout cela ne va pas sans désir, et
la neuvième règle déclare : « Personne ne
peut aimer vraiment sans être pousse par l’espoir de l’amour . » C’est
une évidence qui n’a guère besoin d’être démontrée. Aucune action humaine ne
peut être entreprise sans qu’il y ait un but à atteindre, et ce but, en
principe librement choisi par l’être humain, doit le conduire à une certaine
satisfaction. À quoi bon aimer, ou tenter d’aimer si l’on n’a aucun espoir d’être
payé de retour ?
Ce genre d’évidences, on le rencontre
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