L'Amour Courtois
renouvellement. La
quinzième règle affirme que « tout amant doit
pâlir en présence de son amante », ce qui peut paraître une
exagération, mais ce qui est l’évidente transposition d’un mouvement intérieur,
car, comme le dit la seizième règle, « à la vue
soudaine de son amante, le cœur d’un amant doit tressaillir ».
En somme, l’amour, d’après la théorie courtoise, n’est pas
un état mais une action .
C’est d’ailleurs pour cette raison principale que le mariage est écarté d’office,
parce que le mariage est une sorte de sécurisation de l’amour. Or l’amour ne
peut jamais sécuriser celui qui en est rempli. La vingtième règle l’affirme péremptoirement :
« L’amoureux est toujours craintif : »
Il a en effet toujours peur de perdre la dame, de perdre son amour, de perdre
sa raison de vivre. La jalousie, au sens noble
du terme, est toujours présente, la crainte de déplaire à la dame également, le
souci qu’on se fait de répondre aux désirs de la dame motive l’action, et tout
doit être mis en œuvre pour que le couple devienne l’union parfaite de deux
êtres isolés sur cette terre, reconstituant ainsi, même sans le savoir la
fameuse dyade , le couple sacré, l’androgyne
mythique que certains pensent avoir été à l’origine de la vie. Et la crainte de
l’amant devant la dame est plus qu’une peur psychologique, c’est véritablement
une crainte métaphysique : le monde entier risque de basculer si le couple
idéal perd son équilibre, car le couple infernal de l’amour courtois est à l’image
d’un monde que chacun de nous tente de restituer dans sa grandeur et dans sa
pureté primitives.
C’est d’ailleurs dans cette reconstitution du couple
primitif divin que réside le miracle. Il y a miracle parce que cette reconstitution
est fragile, mais aussi parce qu’elle est possible. Les pulsions profondes de l’être
conduisent nécessairement à cette fusion. Il y a réminiscence d’un autrefois , une nostalgie des origines. Mais pour
retrouver les origines, il ne faut pas revenir en arrière, il faut au contraire
aller de l’avant, cheminer sur les sentiers trompeurs de cette forêt de
Brocéliande où l’on a disposé les pièges qui serviront à éliminer les
imposteurs. D’abord, pour déjouer ces pièges, il faut inverser la polarité, il
faut décrypter les signes . Nul mieux que le
troubadour Raimbaut d’Orange n’a su traduire cette quête qu’on ne peut
entreprendre sans un renversement complet des valeurs :
« Voici qu’éclot la fleur inverse
sur les rochers, parmi les tertres.
Fleur de neige, glace et gelées,
qui mord, qui resserre et qui tranche.
Meurent chansons et meurt qui siffle
dans la ramure et sur les tiges.
Mais moi me tient vers l’allégresse
quand je vois sèche la bassesse.
Car tout ainsi pour moi s’inverse
et les plaines me semblent tertres,
la fleur jaillit de la gelée,
le chaud dans la chair du froid tranche,
l’orage devient chant et siffle
et les feuilles couvrent les tiges.
Si bien me lace l’allégresse
qu’en nul lieu ne paraît bassesse.
Aille mon vers de sens inverse
au-delà des vals et des tertres
là où on ne connaît gelées
et ne se peut que le froid tranche ;
pour ma dame je chante et siffle
clair. Sur le cœur frappe la tige
s’il ne sait chanter qu’allégresse
et de son chant bannit bassesse.
Très douce Dame, l’allégresse
nous tient unis malgré bassesse [32] »
[…]
Une fois les signes décryptés et les valeurs traditionnelles
inversées, la « bassesse » n’a plus de raison d’être. L’amour courtois
est en somme une règle de vie qui permet d’aller du bas vers le haut, et c’est
à ce titre qu’on a souvent parlé de catharisme à propos de la poésie des
troubadours. Car, c’est un fait, la renonciation à la bassesse et l’exaltation
du couple primordial, dégagé des illusions de ce monde, ainsi que la tentative
de vaincre l’ ego pour atteindre la fusion
parfaite, tout cela représente des thèmes familiers aux cathares. À la limite, on
pourrait prétendre, non sans raison, que le difficile cheminement de l’amant
courtois est une remontée de l’Ange déchu vers la Lumière divine. En tout cas, cette
possible interprétation n’est pas contradictoire avec la volonté d’établir de
nouveaux rapports d’ordre affectif entre l’homme et la femme, ce qui semble
être l’élément de base de
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