L'Amour Courtois
encore plusieurs fois.
Ainsi la sixième règle précise-t-elle que « l’homme
ne peut aimer qu’après la puberté », ce qui peut paraître une
lapalissade mais insiste en fait sur l’aspect nettement sexuel de l’amour
courtois. Ainsi la septième règle établit-elle que « à la mort de son amant, le survivant attendra deux ans »,
ce qui correspond simplement à une période de veuvage. Et ne parlons pas des
banalités comme celle de la quatrième règle : « Toujours l’amour doit diminuer ou augmenter ! »
Il faut bien mêler des lieux communs à des recherches plus subtiles qui visent
à la constitution d’un couple idéal.
Car il s’agit bien d’un couple ,
et non de l’individu en lui-même, pris dans sa singularité. Toute une série de
règles marquent cette perte de l’identité individuelle de l’amant au profit d’une
nouvelle identité, celle formée par la fusion de deux êtres. Ainsi, la
cinquième règle affirme-t-elle que « il n’y a
point de saveur à ce que l’amant obtient sans le gré de son amante »,
tandis que « n’importe quel acte de l’amant se
termine dans la pensée de l’amante » (vingt-quatrième règle), que « l’amant véritable ne trouve rien de bien, qui à son amante
ne plaise bien » (vingt-cinquième règle), que « l’amant ne peut se rassasier des plaisirs de son amante »
(vingt-septième règle) et que « l’amant
véritable est toujours absorbé par l’image de son amante » (trentième
règle). On pourrait voir dans tout cela une sorte de coquetterie amoureuse, un
jeu de salon où il est de bon ton de paraître épris d’une personne de haut rang,
comme ce fut le cas plus tard, à l’époque de la préciosité. Il n’en est rien. L’aspect
exagéré ou futile de ces règles ne doivent pas nous faire oublier que dans les
récits concernant Lancelot du Lac, aussi bien celui de Chrétien de Troyes que
les textes postérieurs, le héros ne peut entreprendre une quelconque action
sans que l’image de la reine Guenièvre intervienne. En fait, Lancelot n’agit
jamais pour lui-même, ni même pour la communauté arthurienne (à laquelle d’ailleurs
il n’appartient pas tout en contribuant à son épanouissement), ni à plus forte
raison pour le roi Arthur, ni pour Guenièvre elle-même qui n’est que le but à
atteindre, mais pour le couple idéal, prodigieux, adultère et infernal qu’il
forme avec elle.
C’est en effet la grande leçon donnée par l’amour courtois :
le dépassement du stade de l’égoïsme et de l’égocentrisme afin de parvenir à un
état de symbiose avec l’être unique qu’on s’est choisi. Cela suppose un
renoncement total aux tentations de l’ ego . D’où
cette apparente dépersonnalisation de Lancelot, prêt à tout pour obéir aux
désirs de la reine. À première vue, cela paraît un esclavage dont les aspects
ridicules ont été souvent mis en avant. En dernière analyse, on s’aperçoit que
la valeur et la puissance de Lancelot n’existent qu’en fonction de ce renoncement.
D’ailleurs, dans le curieux récit de Perlesvaux ,
Lancelot lui-même en fait l’aveu à un ermite qui lui reproche d’avoir sacrifié
la recherche du Graal à la recherche de Guenièvre : Lancelot fait alors
une comparaison significative entre l’image de Guenièvre, femme parfaite et
modèle de toutes les vertus, et le Graal, symbole divin des perfections. Pour
Lancelot, le Graal a été Guenièvre, avec tout ce que cela comporte de
divinisation de la femme. Mais ce qui compte le plus, ce n’est pas tellement l’Objet
à atteindre, c’est la quête elle-même, qui est
action, qui est métamorphose. Et comme l’Objet est toujours modifié par l’action
du Sujet, on peut dire que Guenièvre aimée de la façon qu’on sait par son chevalier-prêtre
n’est plus la même que la jeune reine qu’elle était avant la rencontre. Guenièvre n’existe plus sans Lancelot. Lancelot n’existe plus
sans Guenièvre. Nous avons ici, sur le plan du mythe et sur celui de l’expression
littéraire, l’exemple le plus conforme aux théories de l’amour courtois.
Cette fusion avec l’Autre explique assez bien les attitudes
que le code d’amour réclame de l’amant véritable : « Il ne dort ni ne mange, celui que passion d’amour démange »
(vingt-troisième règle). L’amour doit imprégner sa vie entière, à chaque
seconde de son existence, parce que l’amour est perpétuel
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