L'Amour Courtois
bien-aimée se refuse ? » [28] Ainsi naît, dans l’esprit de Tristan, l’idée d’un mariage avec la fille du duc
de Petite Bretagne, la belle Yseult aux Blanches Mains, qui a le même nom que l’Autre.
Phénomène de transfert, bien entendu.
Il y a autre chose : « Tristan sait bien qu’Yseult
la Blonde n’aime pas vraiment de cœur le roi Mark. Il s’agit pour lui simplement,
selon l’expression de Thomas, “d’éprouver ce qu’est le plaisir sans l’amour”. Du
même coup, il se vengera de la bien-aimée en
se comportant à son exemple et lui donnant en quelque sorte une leçon de
fidélité en épousant Yseult aux Blanches Mains. C’est là une subtile manœuvre
de la jalousie pour punir l’infidèle supposée et la ramener à son unique amour [29] . »
L’expérience est concluante : d’une part Tristan est incapable d’avoir des
relations sexuelles avec Yseult aux Blanches Mains, car il est frappé d’impuissance
tant l’image exclusive d’Yseult la Blonde est
présente en lui, d’autre part, Yseult la Blonde, lorsqu’elle apprend la
nouvelle, en est horriblement malheureuse, et se sent elle-même trahie et
abandonnée. L’enfer s’ouvre devant les amants, qui constituent réellement le couple infernal le plus caractéristique de toute la
littérature. Dévorés d’angoisse l’un et l’autre, « épuisés à la longue par
la fièvre de la jalousie, ils ne retrouvent enfin la sérénité et l’apaisement
qu’en se réfugiant ensemble dans la mort [30] ».
Mais la jalousie peut ne pas être négative. Dans le cadre
des règles du code d’amour, ce serait plutôt un moteur extraordinaire de l’ardeur
amoureuse. Cela rejoint l’aphorisme populaire qui dit qu’on ne peut être jaloux
que de ce qu’on aime. Surveiller sans cesse sa maîtresse ou son amant est aussi
une découverte permanente de l’autre, l’observation de ses moindres désirs, l’accomplissement
de ces désirs par crainte d’être supplanté dans cet office. Dans cette optique,
il est indéniable que le sentiment – à l’origine parfaitement égoïste – qu’est
la jalousie devient une attitude altruiste tout entière tournée vers la personne
aimée et entourant celle-ci de soins attentifs. En somme, la jalousie bien
comprise est le meilleur remède contre l’indifférence ou la lassitude.
De plus, la jalousie, pour celui qui l’éprouve, est un
puissant facteur d’accomplissement personnel, de dépassement continuel de sa
condition. Toujours par cette crainte de se voir supplanté ou préféré, l’amant
s’efforce d’être le meilleur, le plus courageux, le plus attentif, le plus
soigneux : il engage ainsi une lutte perpétuelle contre le laisser-aller
qui tue l’amour en le noyant dans l’habitude et le conformisme. La formule de l’amant
devrait être alors de se renouveler constamment pour étonner toujours davantage
la personne aimée. Et l’on sait que l’étonnement conduit à l’admiration et que
l’admiration est une des composantes obligatoires de l’amour, surtout quand cet
amour est considéré sur le plan de la valeur.
Tout cela ne va certes pas sans souffrance. Il est vrai que
les troubadours se plaignent toujours de souffrir, même si l’amour qu’ils
éprouvent pour leur dame est payé de retour. C’est à croire que le bonheur d’aimer
passe par une série de souffrances qu’il importe de ne jamais maîtriser, mais
au contraire d’accepter. Car qu’est-ce que la souffrance au regard du bonheur
absolu représenté par la dame de l’amour courtois ? Cela met d’ailleurs
une fois de plus l’accent sur les rapports ambigus qui existent entre la
douleur et le plaisir. Le fait que la dame soit toujours cruelle , le fait qu’elle doit être surveillée sans
cesse parce qu’elle est la plus belle et que, par
conséquent, elle est nécessairement convoitée par d’autres hommes, le fait qu’au
fond de tout être masculin il existe une certaine méfiance du sexe féminin
considéré comme incompréhensible, versatile, voire hypocrite ou même diabolique,
tout cela n’est pas, disons-le, sans procurer certaines jouissances inavouables
à celui qui aime en toute sincérité et en toute exclusivité. Mais la dame qui
doute de son amant peut aussi bien éprouver les mêmes troubles sensations.
Il y a donc nécessité absolue d’être jaloux pour aimer. Pour
les théoriciens de l’amour courtois, un amour sans jalousie n’est pas digne de
ce nom. Et les
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