L'Amour Courtois
jalousie risque de devenir
insupportable et provoque souvent des tragédies, qu’elles soient du genre
attitudes désespérées, suicides, fuites éperdues, voire crimes dits passionnels.
En fait, ce n’est pas la possession de l’amant ou de la maîtresse qui est
bafouée, mais l’exclusivité, le rapport privilégié que l’on a avec un être d’élection.
Certes, cette jalousie n’est pas ressentie de la même façon
dans toutes les sociétés historiques, ni même selon les cas individuels. Ainsi,
il ne viendrait pas à l’idée de l’amant d’être jaloux du mari de sa maîtresse, tout
au moins dans le cadre précis de l’amour courtois qui nie l’importance du
mariage dans le processus amoureux. De la même façon, dans ce même cadre, un
mari ne peut pas être jaloux de l’amant de sa femme, puisqu’il n’est qu’un chef
de famille ayant épousé sa femme pour d’autres raisons que celles de l’amour. Mais
si on examine le même cas dans un autre cadre, sans qu’il y ait cette relation
en quelque sorte féodale entre la dame et l’amant, les choses risquent d’être
perçues bien différemment.
Cela dit, et même dans le contexte courtois, comme le prouve
l’abondante littérature sur le sujet, la jalousie masculine existe bel et bien
quand il s’agit d’un mari bafoué. Le roi Mark supporte très mal d’avoir été
trahi par sa femme et son neveu. Arthur entreprend une expédition contre
Lancelot, même si, visiblement, il a été complice de l’adultère de celui-ci
avec la reine. Le mari de l’héroïne du Lai du laostic tue le rossignol que prétend écouter la dame pendant la nuit, par pure jalousie.
Et ne parlons pas du thème du cœur mangé, si répandu dans la littérature
médiévale : le mari tue l’amant de sa femme et oblige celle-ci, par ruse, à
manger le cœur de l’amant. Cela remonte même très loin dans la tradition
celtique qui paraît être à l’origine de ce curieux trio courtois
roi-reine-chevalier, puisque, dans les textes irlandais, on voit le roi Ailill,
roi cocu par fonction en quelque sorte, supporter difficilement que son épouse
Medbh prodigue un peu trop l’amitié de ses cuisses aux
guerriers dont le royaume a besoin. Il arrive même à cet Ailill de manifester
sa mauvaise humeur en tuant un des amants de sa femme [26] .
Il ne faudrait cependant pas croire que la jalousie, dans le
cadre de l’amour courtois, serait le fait exclusif du mari. Il arrive que l’amant
en soit atteint lui-même contre le mari, et de façon très négative. Être jaloux
de la femme qu’on aime parce que cela suppose un intérêt permanent de l’amant
pour la dame, c’est une chose, et cela est en quelque sorte légitimé par le
code d’amour. Mais on déborde sur des terrains mouvants lorsqu’on analyse la
jalousie d’un amant qui, privé de sa dame, ne peut se résoudre à la savoir appartenir à son mari, ou accorder
ses faveurs à un autre homme que lui-même. L’exemple de Tristan et Yseult
est révélateur.
On sait que les premiers conteurs français de la légende donnent
au fameux philtre que boivent les deux héros une puissance limitée à trois ans.
Mais pendant ces trois ans, l’effet magique du « vin herbé » résout
toutes les difficultés : « Le philtre n’avait pas rendu les amants
insensibles aux seules souffrances physiques, il les rendait inaccessibles aux
souffrances morales et notamment à la jalousie. Pas une seule fois Tristan ni
Yseult ne souffrent de ce mal, si commun parmi les amants, durant les trois ans
où ils demeurent sous le coup du sortilège […] En se partageant entre Mark et
Tristan, Yseult n’était infidèle qu’au mari : elle ne trahissait pas l’amant
et celui-ci n’avait pas à être jaloux. » [27] .
Or, après l’épisode de la forêt de Morrois, après le retour
d’Yseult à la cour de Mark et l’éloignement de Tristan, tout change :
« Tristan, exilé en Petite Bretagne, est obsédé par une image qui le
torture : celle de la blonde Yseult heureuse et
comblée entre les bras du roi Mark . Cette image le fait d’autant plus
souffrir qu’elle contraste avec la vie solitaire qu’il mène en pays étranger, occupé
sans cesse aux travaux de la guerre et privé des joies de l’amour. Il se prend
alors à imaginer qu’Yseult […] en est venue peu à peu à oublier son ami. Pourquoi,
dès lors, se targuer d’une vaine fidélité et s’imposer des sacrifices auxquels,
de son côté, la
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