L'Amour Et Le Temps
mois plus tôt, il n’eût pas balancé à la saisir. Robespierre déjà se détournait pour le laisser passer. Le doute le retint. Il croyait avoir raison, mais qu’était-il à côté d’esprits comme Du Port, Charles de Lameth ou même Barnave dont il apprenait tant de choses. Sans doute leur pensée allait-elle plus loin que la sienne. Il se rassit, la gorge serrée d’une angoisse, car il revoyait en souvenir la treille hachée par les balles au coin de la rue Saint-Bernard, avec la main sanglante imprimée sur le mur, les morts au visage cireux, bouche ouverte ; il respirait de nouveau l’odeur fade contre laquelle luttait en vain le parfum des lilas. C’était à cela que Desmoulins appelait, avec ses fureurs.
On vota uniquement sur la première motion de Mirabeau. Elle recueillit une faible majorité. L’adresse rédigée, on désigna les membres de la délégation qui allait la présenter au Roi. Barnave proposa Mounier-Dupré, probablement pour lui montrer que si on ne l’avait pas soutenu, on le comprenait cependant très bien. Avec un faible sourire, Claude se récusa. Cet envoi d’une adresse ressemblait trop à une sommation. Le complot, fût-il seulement d’intentions, il n’entendait point y participer. Il songeait aux reproches de l’honnête Dubon, à ses inquiétudes. L’assemblée de la commune voulait tenir Paris en ordre ; on ne voulait pas essayer de l’y aider, afin de pousser Paris au désespoir, à la rage dont Desmoulins sonnait les trompettes. Pour le bien du peuple !… Difficile d’admettre que le désespoir et la violence puissent produire un bien.
L’impression d’un complot parut à Claude confirmée quand la délégation revint, suante d’avoir traversé deux fois en plein soleil la place d’Armes, la cour d’Honneur et la cour de Marbre.
La plupart des envoyés portaient la déconfiture, sinon la crainte, sur leur visage. Pourtant, à la façon dont Barnave en s’épongeant regardait Du Port, Claude crut comprendre que tout marchait comme ils le souhaitaient. Bailly rendit compte : le Roi, après lecture de l’adresse, s’était borné à répondre avec humeur qu’il avait fait avancer des régiments pour rétablir le bon ordre. Si l’Assemblée se croyait menacée par eux, eh bien il la transférerait à Noyon ou Soissons.
Pauvre Bailly, avec sa bonne figure de mouton ! Il était tout ému par cette réponse qui, montrant le Roi gagné aux desseins de la Cour, présageait le coup d’État. Mirabeau, si prompt d’ordinaire à tonner, remisait aujourd’hui ses foudres. Claude eut le sentiment que l’on avait manœuvré tout le monde : l’Assemblée en l’incitant à provoquer de la part du Roi cette déclaration de guerre ; celui-ci, en lui faisant prendre par cette déclaration la responsabilité de ce qui allait advenir ; le peuple de Paris, en le laissant s’exaspérer jusqu’à ce qu’il fût mûr pour l’insurrection.
Puis il en vint à douter. Cela semblait incroyable. Une manœuvre si vaste, si complexe était-elle possible ? Ne fallait-il pas voir là un enchaînement de circonstances, non point un concert qui eût supposé une volonté supérieure, ordonnant tout, omniclairvoyante, omnipotente. N’était-ce pas un reste de l’instinct superstitieux, ce penchant à trouver dans ce qui se produit l’effet d’une puissance secrète, bien proche dans son essence du vieux et absurde concept de divinité ? Il n’en demeurait pas moins vrai que si les buts visés par ses amis correspondaient aux siens, on avait, au club, pour les atteindre, des intentions différentes des siennes. Dans la tension et l’angoisse des jours suivants, il s’écarta du café Amaury, se bornant à travailler, dans le comité constitutionnel, avec Mounier, Lanjuinais, Le Chapelier, Sieyès, au projet de cette déclaration des droits de l’homme, qui devait précéder l’établissement d’une constitution, comme l’avait résolu l’Assemblée.
Le dimanche 12, en descendant de sa chambre, alerté par un brouhaha dans la salle commune, il y trouva la plupart de ses collègues clients de l’hôtel, tous à demi habillés, auxquels l’hôte très agité répétait :
« Oui, cette nuit, hier soir… Il est parti cette nuit… Je n’en sais pas plus.
— Qui donc ? demanda Claude, lui-même en culotte et corps de chemise, à Robespierre, seul correctement vêtu.
— Necker. Le Roi l’a renvoyé. Il roule vers la Suisse depuis cette
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