L'Amour Et Le Temps
effectif, plus de travail, plus de vivres, plus de crédit public. Personne ne prend plus les billets de la Caisse d’escompte ; les rentiers de l’État perdent la tête. Le prix des choses indispensables monte quasiment d’heure en heure tandis que l’argent se déprécie d’autant. Comment vivra-t-on demain ? Au reste, la ville est pleine d’individus sinistres qui ne tarderont pas à y faire ce à quoi ils s’essaient dans la banlieue où ils assaillent les voitures, attaquent les maisons, pillent, saccagent et brûlent. »
C’était justement de ces désordres que la Cour prenait argument pour justifier la présence des troupes, destinées, prétendait-elle, à rétablir la paix publique. L’Assemblée demandait leur renvoi, mais mollement. Elle était très divisée dans sa majorité roturière elle-même. Les réformateurs modérés, comme M. de Reilhac, Louis Naurissane, avaient encore reculé. Ils voyaient dans l’appareil militaire déployé autour d’eux un rempart très nécessaire contre les outrances de leurs collègues. Certains souhaitaient même, au fond de leur cœur, une dissolution. Louis, avec son humeur brusque, l’avait dit carrément à Claude dont il se séparait, en le rendant, lui et ses amis, responsable de l’impuissance et de la tension qui paralysaient l’Assemblée. Parmi les « importants », on sentait pour la première fois une sorte d’indécision. Mirabeau semblait tout à coup singulièrement endormi. Était-ce l’effet de la chaleur ? Dans la salle, sous la verrière, on étouffait avec ces habits de drap.
Le soir du 7, Claude quitta le café Amaury avec Montaudon pour chercher un peu de fraîcheur dans une promenade crépusculaire. Ils prirent une petite rue qui se dirigeait avec des méandres vers la campagne. Le dos de la maison où était voluptueusement logé M. de Mirabeau, donnait là, entre des écuries. Par-dessus le mur, à travers les arbres du petit parc, on apercevait les fenêtres déjà profusément éclairées. « Il doit faire bombance, ce sybarite ! » dit Montaudon, non sans envie.
Ils s’étaient arrêtés dans la rue déserte, pris tous deux par ce rêve que propose à l’esprit le rectangle lumineux d’une fenêtre ouverte sur une intimité et son mystère. À travers les feuillages des marronniers, on distinguait seulement de vagues ombres. Une porte basse, dans le mur, s’ouvrit à l’improviste. Un homme sortit vivement, qui eut un haut-le-corps en découvrant ces deux silhouettes comme en embuscade. Non moins saisis, gênés d’être surpris de la sorte, Claude et René se remirent en marche. L’homme également, en leur lançant au passage un regard soupçonneux. Soudain Claude, reconnaissant ces verres épais, ce nez mou, cet énorme menton en sabot, sut en même temps où il les avait vus pour la première fois, par un crépuscule rose et vert comme celui-ci, un crépuscule qui teintait les jets de la fontaine Dauphine. C’était, au milieu de l’hiver, un soir presque printanier, où il revenait de Thias avec sa femme. Il avait été irrité par l’insistance de l’inconnu à la dévisager. Que diantre cet affreux homme à lunettes faisait-il donc à Limoges puis ici ?
Claude oublia bientôt la question pour Lise que cette rencontre, ce souvenir lui restituaient, un instant, toute vivante. Il la voyait avec son manteau à rayures roses et noires, bordé de fourrure. Il se rappelait la rondeur tiède de son bras quand il l’avait prise par le coude pour la faire descendre. Peut-être était-elle alors plus loin de lui qu’aujourd’hui, à en juger par ses lettres, mais il y avait la douceur de sa présence, ce parfum qui émanait d’elle, la lumière bleue de ses yeux…
Brusquement, le lendemain, Mirabeau se réveilla. D’une façon très ferme, il proposa qu’une adresse fût rédigée et portée au Roi pour lui demander le renvoi des troupes.
« Soutiens-moi », dit Claude à Montaudon. Debout, il lança, de sa banquette : « Ainsi que la création d’une garde bourgeoise parisienne. »
Montaudon fit chorus, imité par plusieurs voix, dont celle de Robespierre, de Legrand derrière eux, et celle de La Fayette sur les bancs de la noblesse. Mirabeau lui-même reprit la motion. Ni Barnave ni les principaux membres du Club breton ne suivirent. « Les fous ! dit René. Ils veulent l’émeute. Monte à la tribune, dis-le-leur ! »
C’était une occasion tentante. Claude hésita. Un
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