L'Amour Et Le Temps
qu’elle avait donnés à Claude. Il lui révélait l’ardeur, il l’enflammait et la dissolvait à la fois, il l’emportait dans un vertige.
Quand Bernard s’arracha d’elle, elle demeura les yeux clos, haletante, tandis que lui-même respirait fort, dominant avec peine la violence de son désir. Depuis que Lise le lui avait demandé, il n’avait plus touché Babet. Cette abstinence lui rendait plus difficile encore de ne point céder à l’instinct, dans la contagion de cet après-dîner chaud et bourdonnant où l’odeur des joncs, des foins ajoutait ses épices. Mais cette espèce de bestialité justement répugnait à l’admiration qu’il avait pour Lise.
Elle rouvrit les yeux.
« Pourquoi ? souffla-t-elle. Pourquoi ? mon cœur !
— Pas ainsi, Lise ! Pas comme des bêtes ! Quand vous serez ma femme.
— Je ne suis plus une jeune fille. Le jour où je serai votre femme est trop loin. Maintenant, je n’aurai plus la patience d’attendre. » Elle se redressa vivement. « Bernard, c’est résolu, je vais partir d’ici, j’irai chez moi, vous viendrez. Peu m’importe ce que l’on dira ! Peu m’importe tout ! J’ai fait mon choix. Je suis libre. »
XIV
À cette heure, Paris bouillait. Sous les arcades du Palais-Royal en rumeur, Desmoulins sortait du caveau que l’on appelait le café de Foy. Camille avait passé la nuit à Versailles après un souper chez Mirabeau. Au matin, en apprenant le renvoi de Necker, il s’était, comme Claude, précipité vers la salle des Menus où régnaient la consternation, la crainte, et, chez certains, dont Louis Naurissane, un secret contentement. La majorité ne savait que faire. Dans cette incertitude, une motion de l’abbé Grégoire proposant qu’en signe de deuil l’Assemblée suspendît ses travaux jusqu’au lendemain avait été bien accueillie. Manifestation fort digne, mais piètre défense. Camille, frémissant, s’était résolu à gagner Paris. Un certain Duvernay, garde du corps aux ordres de Sillery, l’emmena. Grâce à son uniforme, ils passèrent sans encombre. De Versailles au Champ-de-Mars, ils avaient cheminé au milieu des troupes. La cavalerie couvrait la plaine de Grenelle poudroyante sous le soleil. Lorsqu’ils atteignirent la ville, vers onze heures et demie, la nouvelle du coup de force s’y répandait déjà, provoquant une violente effervescence des esprits. Pressentant la banqueroute, les derniers soutiens du pouvoir, rentiers de l’État, capitalistes, financiers l’abandonnaient. Après midi, les agents de change annoncèrent que la Bourse serait fermée jusqu’à nouvel ordre. Tout le monde était dans la rue, dans les promenades publiques. Aux Tuileries, de la terrasse on insultait les gardes suisses réunis en une masse écarlate aux abords du pont LouisXVI en construction, et les escadrons du Royal-Allemand, des dragons de Choiseul, des hussards de Bercheny, que Besenval rappelait des postes à l’intérieur de la ville vers la place LouisXV, le Cours-la-Reine, les Champs-Elysées. Au Palais-Royal, la foule s’échauffait. Cependant, là comme à Versailles, Camille trouva plus de consternation que de révolte. Au café de Foy, il venait de voir Laclos dubitatif : quoique vivement ému, le public n’était pas disposé au soulèvement. Au sortir du café, Camille, déçu dans sa passion contre « les despotes », inquiet, balbutia :
« Hon… on n’avance pas. Nous laisserons-nous… nous laisserons-nous saigner comme des brebis ! Il faut faire quelque chose.
— Faites-le donc », dit froidement Laclos avec un signe de tête à Duvernay.
Une table était là, près de l’arcade, sous les marronniers. En un tournemain, Desmoulins s’y trouva juché par le garde du corps et des consommateurs, tandis qu’à grandes clameurs les agents de Laclos attiraient l’attention. Dans l’atmosphère électrisée, on courait au moindre incident. Quelques jours plus tôt, on avait fessé une marquise ; et, hier, jeté dans le bassin et rossé un espion de la Cour, ou prétendu tel. Entouré par une houle de visages, Camille, les cheveux en désordre, la cravate à demi dénouée, les yeux noirs brûlants, bégayait sous la pression des idées. Les mots jaillirent :
« Citoyens, j’arrive de Versailles. On… on y tient l’Assemblée prisonnière… Le renvoi de Necker est le tocsin d’une Saint-Barthélémy de patriotes. Ce soir même, les bataillons suisses et allemands sortiront du
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