L'Amour Et Le Temps
ce pays à l’irresponsabilité, à l’incontrôlable ? Est-ce pour déclencher la guerre civile que les assemblées primaires nous ont envoyés ici ?
— Voyons, mon cher Mounier-Dupré, il ne s’agit pas de guerre civile. L’égoisme des privilégiés, la frivolité de la Reine, la timidité du Roi, s’opposent à ce que nous réalisions la tâche dont nous sommes chargés. Qui l’accomplira si nous nous laissons dissoudre ? Ne nous avez-vous pas, vous-même, fait prendre l’engagement de ne céder à aucune pression ? Si la Cour veut éprouver nos forces, tant pis pour la Cour ! elle sera détruite comme Carthage. Non, il ne peut y avoir de guerre civile quand une nation se lève tout entière pour déclarer ses droits. En un seul jour, les despotes seront chassés. Ah ! Cazalès veut défendre la royauté contre le Roi ! Eh bien, je vous le dis, nous installerons le Roi sur le trône de la nation, et lui et elle se soucieront fort peu alors des humeurs de la Reine et des agitations d’Orléans. Il n’est pas sûr, d’ailleurs, poursuivit Barnave, que nous ayons à en venir aux mains. De toute façon, il faut faire armer le peuple, pour qu’il montre sa puissance, qu’il dicte sa loi. À mon sens, la Cour reculera en nous voyant infiniment plus forts que les troupes dont elle dispose. »
Quand il s’attendait à être arrêté, après le serment du Jeu de Paume – quelle illusion sur sa propre importance ! pensait-il à présent avec ironie – Claude avait bien senti la nécessité pour eux de s’appuyer sur une force. Ce ne pouvait être que celle des citoyens armés. Il aurait voulu toutefois que cette levée en masse se fît d’une façon sinon légale du moins contrôlée. Il se rappelait avec appréhension l’atroce figure du « patriote », dans le faubourg Saint-Antoine ; il souhaitait vivement pour la nation de tout autres défenseurs. Mais la garde bourgeoise dont son beau-frère Dubon et les délégués de district – constitués maintenant d’eux-mêmes en assemblée communale siégeant dans la salle Saint-Jean, à l’Hôtel de ville – réclamaient l’institution, restait dans les limbes. Le prévôt s’en déclarait fort partisan, promettait, et ne faisait rien. Parbleu ! Flesselles, ancien intendant de Lyon placé par ordonnance royale à la tête de la municipalité, était, comme ses quatre échevins, créature du Roi. Il n’agirait point sans ordres de Versailles, qui n’en donnerait évidemment pas. Et la situation empirait de jour en jour à Paris, comme Claude s’en rendit compte en allant, le premier dimanche de juillet, souper chez sa sœur. Un misérable souper, avec de minces tranches d’un pain de Gonesse cédé au jeune Fernand par un marinier qui en faisait le trafic, à prix d’or, pour Venua et les restaurateurs en renom. Celui que l’on trouvait ici – pétri d’on ne savait quelles saletés moulues sur les moulins à bras de l’École militaire – était verdâtre, si dur qu’il fallait le concasser, âcre au point d’enflammer chez les uns la gorge, chez d’autres les intestins. Il n’y avait plus de farine à Paris, plus de pain si l’on ne pouvait le payer au moins cinq francs la livre. Afin d’approvisionner la ville en blé, Necker avait offert comme garantie à la maison Hope, de Londres, toute sa fortune. Au Palais-Royal, Desmoulins, possédé comme un corybante, soufflait la fureur. Avec effroi, Claude l’entendit clamer à la foule en phrases entrecoupées : « La bête est dans le piège. Qu’on l’assomme !… Jamais plus riche proie n’aura été offerte… quarante mille palais, hôtels, châteaux… Les deux cinquièmes des biens de la France seront le prix de la valeur !…»
Dubon, travaillé de coliques dues aux effets combinés de la mauvaise nourriture et de la chaleur, dit amèrement à Claude que si les députés se trouvaient en ville au lieu d’être à Versailles où l’on mangeait à peu près, ils montreraient davantage de zèle. « Vous voilà réunis depuis deux mois, jour pour jour. Qu’avez-vous accompli ? Rien. Vous avez palabré. Ah ! pour cela, on ne saurait se plaindre ! Les belles paroles, les nobles élans de sensibilité ou d’éloquence n’ont pas manqué. Pendant ce temps, comme je vous en avais prévenu, les choses ont fini de pourrir. Maintenant tout s’effondre. C’est l’anarchie. L’administration s’en va tout entière à vau-l’eau. Il n’y a plus de pouvoir
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